Cordée

Elle était restée seule dans leur chalet de montagne.

Un pincement du muscle pyramidal l’avait contrainte à se poser.

Elle observait de son balcon les groupes partir à l’aube, le sac vissé sur de saines épaules, et elle captait au passage une once de leur vitalité.

Elle voyait se succéder, dans des jupettes inadaptées à l’escalade, de jolies jambes cuivrées. Aussi longtemps que de telles ossatures existeraient pour traquer l’édelweiss, fouler les mousses piquetées de myrtilles, ou arpenter les chemins verts encensés de hautes herbes, elle s’en contenterait.

Elle leur déléguerait sa promptitude à s’extasier, même si ce n’étaient plus ses jambes à elle qui marchaient.

Elle jubilait de savoir cette solide jeunesse, en grappes volontaires, accrochée (comme elle récemment encore) à des flancs escarpés, ou éblouie par les œillets mauves dont les tiges élancées voisinaient avec des marguerites jaunes s’achevant en houppes incarnat.

Étrangement, en être exclue n’était pas aussi contrariant qu’elle pensait.

Peut-être parce qu’à contempler les pentes soulevées de lumière qu’encadrait sa fenêtre, elle se sentait collaborer au paysage.

C’est son esprit qui se musclait.

Assise sur le sac à dos des randonneurs, une forme émanant d’elle se laissait embarquer, passagère clandestine, charge indétectable aux grands pas assurés.

Avec l’objectif de disperser, ensemble, le trop-plein de l’année.

Elle reviendrait le soir, les suivant d’une marche plus comptée – appesantie des kilomètres de dénivelé.

Dans l’immédiat, elle avait encastré sa chaise longue sur le balcon étroit pour se connecter au panorama tout en se protégeant du froid déjà pinçant, surprenant en cette fin d’été pas encore consommée.

Annonce d’un automne invisible mais déjà programmé.

Ainsi perchée, elle se sentait plaque tournante des souffrances lointaines. Autour d’elle s’empressaient quelques figures d’amies désarçonnées. C’est à cela que sa déconvenue servait : envoyer à distance – vers ces corps en peine – des énergies contre l’accablement.

Elle se rappelait celles à qui la chance avait fait faux bond. Sa contemporaine engluée par la paralysie, sur qui une opération pour lui rendre un peu d’autonomie n’avait pas eu les effets espérés.

Et sa vieille amie stoppée au milieu de sa route : cette lutteuse de 90 ans  – que l’âge n’avait pas réussi à fléchir et qui traversait régulièrement la France entière d’une traite – s’était résignée cette nuit-là à une halte forcée, son compagnon terrassé cruellement. Pour elle les vacances étaient finies avant de commencer : elle avait entamé une veille fidèle qui durerait tout l’été.

Et cette autre délivrée d’un cancer, qui contre tous les pronostics rechutait.

Elle les imaginait, privées soudainement du répit escompté. Au moment exact où elles allaient se mettre à table, affamées de l’été, on reprenait leur assiette.

Il ne restait plus qu’un vague fumet, comme quand le cuisinier remporte un plat qu’il juge inférieur à la commande passée, pour rassurer la clientèle sur la qualité d’un service impeccable.

Elle s’interrogeait sur ce menu concocté, dont vous détournait le hasard.

Sur cette fichue souplesse que la vie exigeait.

Elle tremblait elle aussi, chaque fois qu’elle projetait quelques heures à écrire, qu’un mauvais sort ne lui retranche (sous prétexte de lui apprendre à se modérer, pour la punir de sa fébrilité) le plaisir de la première bouchée, encore accru par l’obligation d’avoir dû d’abord se retenir.

C’est alors qu’elle avait tourné son regard vers l’enfilade de rondeurs moutonnantes : cette série était chapeautée d’une auréole de petits nuages posés gravement sur la ligne vallonnée, comme une étreinte imprévue bousculant l’ancien genre.

Électrifiés par le bleu âpre tendu en arrière-plan, ils stagnaient là, coiffant – de leur blancheur sans réplique – des mamelons rêveurs qu’ils voulaient asservir.

Pendant cette trêve dont elle tirait parti pour se recomposer, un bleu sans rival s’étalait sur la plaine jusqu’à la transparence, et donnait aux êtres qui s’ébrouaient en bas l’illusion d’une autonomie apparente.

© Lois Greenfield

Comment savoir quand de nouveaux fragments sont mis en ligne ? Il suffit d’indiquer votre adresse mail ici.

error: Contenu protégé pour droit d'auteur