Intranquillité

Elle se sentait en porte-à-faux face à l’institution.

À l’heure où il était demandé d’augmenter le nombre de ses publications, Marie continuait à s’enliser dans des études de fond qui ne tenaient qu’une ligne dans les recensements.

Au lieu de fragmenter sa pensée en rubriques distinctes qui montreraient un rendement certain –, elle prolongeait chaque sujet jusqu’à être sûre de l’avoir épuisé tout à fait.

Elle était piégée entre le parti pris d’exhaustivité qui la mobilisait (cette analyse pointue qui la passionnait mais l’absorbait à l’excès) et l’obligation de se soumettre à l’impératif ambiant de productivité.

Malgré cette pression qu’elle-même s’infligeait, elle ne pouvait se résoudre à abréger des recherches qui entraînaient toujours plus loin au détriment de la liste des travaux achevés.

Il aurait fallu ignorer la crainte de démériter et la représentation infantile d’une autorité impossible à combler.

Ce sentiment d’être toujours à la traîne dans le cahier des charges avait des répercussions sensibles dans les autres sphères du social.

Persuadée qu’elle n’en avait jamais fait assez, Marie avait un rapport tourmenté au temps, courant incessamment d’une réunion à l’autre pour tenter d’accroître, dans l’intervalle raflé, la somme exorbitante de ce qu’elle supposait lui être réclamé.

Elle se forgeait une contrainte intenable, vivant en décalage perpétuel avec la société, arrivant en retard à tout rendez-vous amical, mettant à profit jusqu’au dernier instant le laps toujours trop court pour remplir son contrat.

Elle avait beau, pour se donner du cœur à l’ouvrage, se dire que dans une autre culture, par exemple méridionale, où l’on se couche au milieu de la nuit et où le matin finit tard, elle aurait paru moins excentrée. Mais c’était se leurrer sur son anomalie encombrante ; car dans le cas où ses horaires seraient adaptés à l’agenda social, nul doute qu’elle aurait annexé la sieste, comme le petit matin, à ses activités.

Elle se consolait (car il fallait quand même essayer de calmer les abois) quand elle constatait un de ses nouveaux retards (malgré ses bonnes résolutions, et le souci de ne pas donner aux autres l’impression qu’elle les négligeait), en se disant finalement que ce désordre lui enseignait une forme d’impuissance.

Elle se préparait à être le jouet du hasard. Au lieu de se consacrer à ce qui occupait ses semblables (l’illusion de dominer les aléas du sort par des rencontres joliment espacées, par des activités qui n’empiétaient pas sur l’harmonie d’une vie bien cadencée…), au moins avait-elle renoncé à l’orgueil déraisonnable d’imaginer tout prévoir.

Au moins, oui, vivait-elle dans le souvenir de ses insuffisances regrettables, et par cet inconfort permanent qui la déchirait mais (elle ne le niait pas) la stimulait également, elle traversait l’existence dans la conscience extrême – aiguisée à chaque instant – de ses tentatives naturellement menacées par le foisonnement vital.

Elle apprécierait un jour de s’être soumise à cet état d’incomplétude où menait l’habitude de rester insatisfaite de ce que l’on accomplit.

Ainsi elle se reconnaîtrait dans la dépossession finale, qu’elle accueillerait sans surprise.

La suspension © Myriam de Lafforest

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