Après-guerre

Familiale, Société

Ce n’est pas une éducation trop sévère qui avait bouleversé leurs enfants.

Rien d’injuste ni de violent ne leur avait été infligé par le passé. En tous cas, ils n’avaient pas enduré les sanctions dont eux, les parents, avaient fait les frais.

Marie se souvenait : quand sa grand-mère s’était aperçue que sa petite-fille gourmande chipait dans le portefeuille de la bonne pour s’acheter des sucreries, elle, la grand-mère si aimante, l’avait traitée comme une voleuse et mise au pain sec pendant toute une semaine…

Curieusement Marie ne lui en avait pas gardé rancune. Mais quand même, rude leçon.

Et dans une autre famille aussi bien intentionnée, les mauvaises notes au retour de l’école étaient accueillies à coups de ceinturon.

Non, ils n’avaient pas fait subir ce traitement-là à leurs enfants.

Mais ce qu’ils leur avaient imposé de peut-être plus dommageable (si elle en jugeait d’après la gratitude qu’elle gardait à sa grand-mère malgré sa punition pour le moins désagréable), c’était un rythme survolté.

En héritiers d’une guerre encore inscrite dans les mémoires, ils étaient eux-mêmes, sans le savoir, poussés par la boulimie d’entreprendre.

Nés juste après le conflit, ils n’avaient pas été traumatisés par des spectacles sanglants ni par les affres de la faim.

Ils avaient simplement reçu dans leurs gènes l’urgence de la reconstruction.

Il n’y avait donc pour eux pas de nouveau domaine qui ne soit à explorer, pas de connaissance qu’il ne faille acquérir, pas de voyage sans frénésie de partir.

Sauf qu’à quelques décennies de là, les soubresauts ultimes de l’ardeur au combat se retournaient contre leurs descendants.

La grenade explosait à contretemps.

Leur besoin d’agir avait épuisé leurs enfants.          

Le flot qui avait remis la France sur pied les avait recouverts.

Comme s’ils étaient lessivés par l’ambition de leurs aînés.

Comme si rien d’autre ne pouvait jaillir, de cet élan, que des énergies saturées.

Marie imaginait ces masses d’eau érigées par la puissance du vent qui se propageaient sur des milles à travers l’océan jusqu’à des plages innocentes où elles se déversaient : ils avaient peut-être, sans le vouloir, contribué au mal-être d’une génération qui cherchait, dans son tsunami d’émotions perturbées, la cause de son inappétence.

Par une dernière ironie de l’histoire, Marie les rejoignait au moment où la vigueur la quittait.

Maintenant elle contemplait des ciels décuplés dans les flaques de mer quand une vague se retire et que la suivante n’a pas encore brouillé d’écume le sable resté luisant.

Ils en ressortaient à égalité, tous vidés.

Elle, nostalgique de ses escapades d’autrefois. Eux, en attente d’un dosage enfin équilibrant.

Ils trouveraient, dans ce lot commun de désirs contrariés, un palliatif imprévu qui lui rendrait, à elle, le courage de réduire sa cadence et à eux, le dédommagement de se sentir moins seuls dans une épreuve ingrate.

© TDR

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