Fluviale

Elle se laissait glisser sans bruit sur l’eau immobile électrisée de lumière, où le soleil patinait agilement.

Pas de grande conviction déployée à cette surface dormante où se réverbérait la brillance de l’air.

On enviait ce réflexe d’annexer la beauté en suspens.

Seule s’entendait la pulsation des courants contrariés lorsque, pour accoster, ils inversaient subitement la marche des hélices : stoppé dans son élan, le bateau oscillait un moment, hésitant sur le parti à prendre.

Puis il se rangeait souplement et venait coller son flanc à la pierre chaude du quai d’embarquement.

Elle avait admiré le savoir-faire de ses enfants : ils étaient entrés aussitôt dans l’intelligence du mécanisme qu’ils maniaient adroitement.

La cérémonie des écluses s’était plus de vingt fois déroulée, reproduisant à chaque escale un scénario à ne pas oublier.

Tant de portes profondes qu’elle était invitée à ouvrir, murailles de métal cuirassées de mousses sanglotantes, que l’on ne dépasse pas sans un frisson à imaginer ce qu’il adviendrait si elles se refermaient (on avait beau savoir que c’était impossible, cette damnée inquiétude vous tannait) et qui finissaient par se fermer d’ailleurs, avec une patience méthodique. Comme le cygne replie ses ailes et se rengorge, satisfait.

La difficulté était d’enchaîner le rituel dans une ponctualité parfaite.

Méditant sur l’intérêt de se synchroniser, elle rendait grâce de n’avoir pas été forcée dans sa vie à des contretemps regrettables, d’avoir eu la chance d’affronter chaque étape sans que maladie ou accident détruisent brutalement le frêle échafaudage.

À la différence de son père par exemple, éjecté sans ménagement de ses projets à trente ans. Pour lui, l’accostage était demeuré interdit ; aucune main amie n’avait pu prévenir le choc incontrôlé sur le béton du quai, où la barque s’était délitée.

Pour s’exercer, elle avait pris à son tour le gouvernail. Cela avait bousculé sa perception normale et tourmentée du temps : car il convenait désormais de s’en remettre à l’impulsion fluide qui menait la barque vers des eaux plus tranquilles.

À cet anniversaire elle se retrouvait entre deux bras de rivière : si à sa droite les incertitudes du jeune âge disparaissaient dans les méandres du fleuve, il lui restait la sagesse de l’âge mûr sur le canal d’en face.

Son compagnon lui-même, pour lui faciliter le passage, lançait avec sûreté la corde de mouillage qui s’ancrait docilement à la berge prévoyante. On leur avait appris ce geste des vieux marins, d’ajuster les cordages (par un chevauchement singulier, une bride dessus, l’autre dessous, en inversant la boucle), pour qu’ils ne puissent se dénouer au contact de la rive.

La corde râpait la peau des mains quand, par inadvertance, elle tombait à l’eau et qu’ils la retiraient vite pour empêcher l’hélice de la happer. Il fallait en toute hâte l’entortiller à l’échelle sur le ponton d’en face. Toute fraction de seconde les écarterait du bord, et rendrait plus ardu l’amarrage.

Leur coordination devait être sans faille.

Ils cheminaient dans l’aplomb des familles qui se sont pas mal dit, ayant évacué à la cale ce qui pouvait alourdir, humant d’un même plaisir la douce émanation de la vase fluviale. L’un avait beau s’agacer d’une manœuvre ratée, tous savaient que là, s’assumait le défi de faire avancer – d’une seule équipe – le navire familial.

Les écluses, comme les épreuves futures, n’avaient qu’à bien se tenir.

Ils filaient ainsi, nez au vent, dans la reconnaissance des faiblesses partagées (ou des manquements parfois), mais aussi dans l’indulgence pour les petites manies dont chacun se savait affublé.

Le rivage était parsemé de pêcheurs en attente, qui respectaient le pacte du silence.

Pays avisé, où une courtoisie implicite réunissait des êtres dissemblables dans une trêve qui tenait de l’utopie plaisante.

Il arrivait que le bateau accroche une ligne imprudente, déportée par le courant au centre du chenal. Ils s’excusaient de la main, et les pêcheurs opinaient dans une entente cordiale.

Une seule fois un juron les avait poursuivis, hérité d’un autre âge.

Cela l’amusait, que ses proches aient organisé cette virée sur le fleuve de son enfance. Sauf que c’était un coin de sa région qu’elle ne connaissait pas : elle avait alors le double privilège de goûter la sécurité d’un lieu que son être entier reniflait comme natal, tout en s’exaltant de la découverte de plus lointains espaces.

Elle saluait le choix qui comblait des rêves aussi inconciliables.

En outre était programmé un vol en montgolfière. Elle resterait arrimée à ces liens invisibles qui empêchaient son ballon d’errer à l’aveuglette.

Ainsi voguait-elle, exceptionnellement allégée de l’angoisse qui d’ordinaire l’obsédait, de ne pas réussir à tout faire.

Et elle regardait avec confiance la décennie se profiler aux détours du cours d’eau, gonflée intérieurement à l’hélium de tant de bienveillances.

Rives de la Charente © Matthieu Olivier Maoli

Comment savoir quand de nouveaux fragments sont mis en ligne ? Il suffit d’indiquer votre adresse mail ici.

error: Contenu protégé pour droit d'auteur