Marie avait voulu offrir à sa mère des vacances reposantes : quinze jours à la campagne, au frais dans la chaleur de l’été.
Elle avait failli y croire.
Elle se décarcassait, lui servait les desserts qu’elle aimait, lui enduisait les jambes de crème, la douchait longuement, mais je me suis lavée disait la mère (dans ce domaine aussi, la mémoire fléchissait), et prenait soin du vieux corps avec autant de délicatesse que son énergie le permettait.
Parfois elle l’éraflait. Elle se maudissait de sa maladresse, d’où lui venait ce manque de douceur, ce besoin de récurer avec tant de ferveur, de rendre rutilante chaque parcelle qui lui était confiée.
L’idée était aussi que dans sa maison des champs la mère retrouve ses souvenirs d’enfance, le buisson d’hibiscus piqueté de fleurs mauves, le chai où l’on conservait les vivres avant l’époque des frigidaires, la nuit où les Allemands avaient marché au pas de l’oie le long de la propriété, la petite couchée entre sa mère et sa grand-mère toutes deux veuves, tremblant que l’ennemi n’entre par effraction, mais l’ennemi fuyait, c’était en 45…
Pourtant, à peine arrivée, alors qu’elle avait réclamé chaque jour de venir, la mère voulait repartir pour des craintes chimériques que lui inspirait Alzheimer. Peur de ne plus retrouver son appartement, peur qu’il soit occupé par des voleurs, peur d’en être dépossédée.
La fille s’épuisait à tenter de la rassurer.
De temps à autre le naturel revenait au galop. Quand Marie essayait pour la centième fois de l’apaiser, la mère répliquait vertement qu’elle savait bien, elle, qu’on voulait l’abuser.
Par moments Marie pensait qu’elle s’en tirerait mieux en acquiesçant à ses divagations (elle logeait dans un hôtel, son fils chéri venait habiter avec elle…) : sa mère lâcherait prise plus vite et de toutes façons, cinq minutes plus tard, elle aurait oublié.
La fille s’accordait parfois cette filouterie passagère.
Quand elle lui avançait l’hypothèse (comme les médecins avaient recommandé de le faire) de troubles possibles de mémoire sans toutefois prononcer le nom fatidique d’Alzheimer, la mère la toisait – c’est toujours moi la coupable – avec la supériorité de celle qui sait déjouer les pièges.
Ce qui avait surpris Marie, entre rire et colère, était le déni que sa mère opposait au mariage du fils aîné. Alors que le couple lui rendait des visites fidèles, la mère ignorait la présence de l’intruse, pourtant attentionnée. Elle la rayait de sa carte. Un jour elle avait quand même voulu vérifier qui c’était.
Marie, pressentant le danger, avait d’abord tenté d’esquiver, prétextant que les bruits de la vaisselle empêchaient de parler. Mais sa mère s’était collée à l’évier, viens ici, je te parle, dans un index brandi qui ne présageait rien de bon, pas difficile de deviner qui allait faire les frais de cette échauffourée.
À l’annonce que « cette femme » avait été épousée, la mère avait réagi par son ironie coutumière – s’il était marié, je le saurais peut-être ? – à quoi la fille lassée avait répété qu’il y avait vingt ans que son frère était marié et qu’ils étaient tous venus à la fête.
Au mot « fête », la mère s’était déchaînée : si elle avait pu prendre la fille par les cheveux et la jeter à terre, elle l’aurait fait. Elle hurlait qu’on lui mentait, que ce n’était pas vrai. Que la fille avait caché un tel forfait, juste pour couvrir son frère.
Marie observait médusée le garde-fou pulvérisé par Alzheimer, ce menton vibrant de révolte, cette sauvagerie encore féroce chez une vieille dame usée, cette ardeur exclusive pour le fils qui lui appartenait.
Elle hurlait contre la fille qui avait pactisé avec l’adversaire, sa traîtrise qu’elle avait toujours soupçonnée.
Pas de chance que la réalité se soit évaporée – dommage pour le frère qui avait mis si longtemps à ce que son mariage soit accepté, ni pour la compagne qui avait eu l’intelligence d’ignorer les brimades.
Et pan, Alzheimer avait tout effacé, replaçant la mère dans ses bottes premières, et liquidant l’amorce d’un rapprochement, pauvre frère qui se coltinait de tout recommencer, il y aurait passé sa vie, à tenter de la calmer : dans quelle embuscade les avait flanqués la mort du père…
En attendant c’était elle, la fille, qui se retrouvait sur la sellette des remarques ulcérées, la fille qui était en train de se dire justement que quinze jours, c’était peut-être présomptueux au regard des forces qui lui restaient.
Qu’elle ne serait peut-être pas plus royaliste que la reine.
Que la violence était un moteur bien prompt à démarrer, le plus facile quand on y réfléchit de près, et que ce qui l’intéressait, la fille, désormais, était à mille lieues de la furie qui s’agitait.
Au début elle avait été reconnaissante à l’amnésie de relâcher les tensions. À présent elle lui savait gré d’offrir le spectacle le plus instructif à méditer.
Sans le savoir la mère lui enseignait – sous une forme d’éducation inversée – l’urgence de reporter sur d’autres objets l’acharnement de sa passion.
La mère continuait à jouir de sa colère qui leur clouerait à tous le bec, ah ! elle leur montrerait, sans voir que la fille avait beaucoup à apprendre de ce contre-modèle, non seulement parce qu’il dessinait la caricature de la maternité, mais aussi parce qu’elle allait éponger sur le papier, la fille, le trop rempli qu’on lui versait.
Par sa démesure, la mère l’avait laissée indemne.
De quoi reporter ses forces sur un autre projet, situé à des années lumières.
Une dernière surprise l’attendait.
Puisque sa mère demandait sans arrêt à partir, Marie avait dû renoncer à la garder davantage.
Déçue que ses soins ne soient pas plus efficaces, elle s’était résignée à la ramener chez elle.
Mais dès qu’elle avait vu ses valises dans le coffre, la mère ayant oublié que c’était elle qui l’avait demandé, avait éclaté en reproches, reliquat d’une habitude ancienne dont le souvenir remontait, amer.
Enfants, honorez vos parents, on négligeait trop la deuxième partie du commandement : et vous, parents, ne découragez pas vos enfants (ne les dé-cou-ra-gez-pas).
Sur ce coup-là, il fallait saluer la finesse des sages.
Elle rêvait de grands volets ouverts, elle rêvait d’indulgence sans fond.
Dieu vous accueille en sa maison.
Des larmes lui relâchèrent les nerfs, mais si elle ne voulait pas finir comme sa mère, il s’agissait de ne pas se laisser aller.
Elle remerciait Alzheimer car cet été à la campagne s’annonçait le dernier. S’était joué là un adieu qui permettait, avant le grand départ, de se quitter par paliers.
Qui sait, une fois la porte de la maison refermée, peut-être s’oublieraient-elles tout à fait ?
C’est alors qu’un voisin apporta une gerbe de glaïeuls.
Ils venaient d’un jardin abandonné par la propriétaire qui négligeait sa récolte, ayant perdu la tête.
Pour éviter que les fleurs ne périssent sans être admirées, le voisin avait pris l’initiative de les cueillir et il les distribuait dans le quartier.
Marie aimait ce genre d’épis flexibles, tendus vers le ciel et prêts à décoller.
Des élégances de pensée.
Ondulables au moindre souffle de vent, ils donnaient envie de les suivre.
Le tout était bariolé, pas d’unité dans la gerbe ramassée en désordre, mais de la crânerie dans ces pochettes d’or en flocons ascendants qui devenaient plus vifs à mesure que les tiges s’effilaient. Il y en avait de vraiment kitsch, aux fleurs blanches gainées d’un rose pink-lady, sous lesquels les houppes les plus basses semblaient dégénérées.
On désirait prendre son envol sur ces jaillissements de couleur.
Marie avait accepté le bouquet et salué en retour ce coup de chapeau comique que lui tendait – pour s’excuser de sa forfaiture ultime – son amie Alzheimer.
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