Chats

On ne fait rien de mal, Madame, avait affirmé l’un d’eux en la lorgnant de biais.

Tant de prévenance l’amusait chez des jeunes, conscients de franchir les limites d’un domaine privé.

 

Elle les observait en silence.

Eux aussi surveillaient en coin cette silhouette assise
qui lisait et ne s’insurgeait pas contre leur présence.

 

Elle allait forcément intervenir, se disaient-ils.

À moins qu’elle ne leur joue un tour en douce. Comme appeler les gendarmes.

Son sourire énigmatique ne présageait pas de malveillance, mais pouvait-on s’y fier ?

C’était un peu bizarre, cette complicité apparente…

Ils se savaient indiscrets dans cet ancien prieuré dont ils longeaient l’enceinte.

Deux corps de garçons : leur constitution svelte, leur taille encore fine et presque féminine les montraient proches de l’enfance. Ce que confirmait cette inquiétude de mal faire, d’importuner peut-être.

Jeunesse qui profitait de son impunité.

 

Ce n’est pas que leur effraction fût scandaleuse ni même dérangeante. C’est leur agilité qui était provocante.

On n’allait pas leur faire une histoire pour cela.

 

De loin elle contemplait leur souplesse. Le plus jeune s’était projeté à l’assaut du rempart qu’il gravissait en volant. Ses pieds effleuraient à peine la paroi avant de s’accrocher à une aspérité.

Ses mains repoussaient le mur : en deux prises rapides, il était au sommet.

Ça la démangeait, elle, d’en faire autant, ses muscles sentaient l’appel.

 

De là, le garçon surplombait fièrement la plage où se divertissait un public innocent.

De sa hauteur nouvelle, il tutoyait le monde.

C’est alors qu’il s’était propulsé en un saut périlleux. Il avait rebondi sur ses chevilles fragiles, jusqu’au mur en contrebas.

Elle s’était retenue de crier, déjà levée pour aider l’imprudent.

 

Mais les chats ne tombent pas.

 

Ils couraient maintenant, l’un derrière l’autre, sur le faîte du mur bâti au Moyen Âge contre les brigands.

 

Lucioles de l’avenir sur les vestiges du temps.

D’autres jeunes sur la plage jouaient au volley en criant. Mais ces deux silencieux ne ressemblaient à personne.

Ils trottinaient devant elle, arborant un sourire maintenant sûr de son accord.

 

Le plus jeune était un petit blond à la peau grésillante, cheveux en boucles et yeux effilés au bleu tranchant du ciel.

Il se déplaçait aussi aisément debout que tête en bas.

Escalader était sa manière d’être. Ses pieds ne touchaient pas l’assise des fortifications.

 

Il avait continué sur une pirouette, arrachant un cri de frayeur à son admiratrice. Un nouveau saut périlleux l’avait envoyé par-dessus le portique.

Il avait atterri sans encombre sur le parapet d’en face. Il aurait pu se briser le dos.

Prodigalité du jeune âge.

Au moment où elle pensait aux conséquences, à sa responsabilité s’il y avait accident, ils s’étaient évanouis par-delà le rempart.

 

Sans savoir qu’ils lui avaient rendu,
par leur spectacle improvisé,
le souvenir d’une époque où avec la même insouciance
elle dansait
– non le regret de ce qui n’avait plus lieu d’être,
mais la gratitude que tant de légèreté ait pu,
dans sa vie aussi, follement exister.

© Lois Greenfield, Moving still

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