Réduire 

Ils voulaient forer
démolir les cloisons
ouvrir le coffre précieux
où s’entreposaient les reliques,
rassembler les ossements, disaient-ils,
les parties démembrées,
ce qu’il en restait, du moins,
depuis tant d’années, voire de décennies.

Un nettoyage bienvenu, disaient-ils, dans les parties communes.

 

Tous les cadavres se décomposent.

Regarde un peu la mort en face

elle nous a tous meurtris

raison de plus

pour lui faire rendre gorge

de nous avoir privés

si tôt de lui.

 

Elle avait senti se soulever ses entrailles. Elle leur avait crié qu’elle vivante, elle s’y opposerait,
de toute sa force vive
de tout son sang restant
de toute sa voix que la loi lui donnait.

Il faudrait lui passer sur le corps
elle, benjamine peut-être, mais capable d’un tapage
plus fort que les planifications raisonnables,
que les petits comptages.

 

Mais non, c’est très normal de récupérer l’espace inoccupé.

 

Elle ne supportait pas l’idée qu’on ouvre son cercueil.

Lui qui n’avait survécu qu’un an à sa naissance
avant de rendre l’âme,
avant que ne s’efface cet esprit supérieur qui l’avait tant nourrie.

 

Elle ne l’avait jamais vu.

Et lui, devenu aveugle, comment la voyait-il, de là où il était.

Sous prétexte que du corps rien ne subsiste ?

Qu’en savaient-ils ? Pourquoi les fils étaient-ils à ce point ignorants ?

Prendre la place du père ?

Arrière.

 

C’est de la simple logique, ce grand caveau, maintenant aux trois quarts vide,

disons… délesté de ses chairs. Réfléchis : si l’on rassemble tous les squelettes,

imagine la surface qu’on libère…. pour nous, nos enfants, nos futurs

descendants…

 

Mais elle ne voulait pas descendre.  Elle voulait au contraire remonter dans la chaîne des ans.

Personne ne toucherait à ton corps. Personne ne rassemblerait tes os.

Personne ne te réduirait, comme ils disaient.

Tu resterais l’irréductible, celui à jamais échappé, l’image en peine de se construire.

Comment pouvait-on te réduire, alors que c’est toi qui avais donné son expansion à la vie ? qui peuplais le vide des tombeaux ?

 

Arrière.

Je resterai l’invaincue sur la dalle craquante.

Hilarante.

Hurlante.

Arrière.

 

Je vous ferai mordre la poussière.

Car lui seul est la poussière qui a donné forme au non-sens sans lui. A sculpté ma fureur.

 

Vous ne rangerez pas ses restes dans votre boîte. Comment prétendez-vous ranger ce qui n’est que désordre ?

 

Laissez sa chair à vif, car elle n’est pas décomposée.

Laissez ses membres gémir car ils cherchent le chemin.

Laissez ses yeux pantelants de ne pouvoir s’ouvrir : ils ont trouvé à jamais leur abri dans mon cœur.

 

Laissez ses mains reposer dans ma paix.

Car mon deuil est sans fin.

© Sophie Calle

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