Elle avait regardé une émission consacrée à deux journalistes dont les filles venaient de mourir.
L’une, Agathe, décédée d’une maladie génétique à 23 ans. L’autre, Inès, brûlée vive dans son immeuble parisien à 20 ans…
Chacun venait d’écrire un livre sur sa fille dont le prénom était en titre.
Elle n’avait jamais pensé à cet aspect de la question.
Au parent orphelin.
Un des pères, celui d’Inès, disait la fin de l’insouciance. À partir de ce jour-là.
Il précisait néanmoins qu’il n’avait pas totalement l’impression d’avoir perdu sa fille. Qu’il était juste séparé d’elle. Qu’on n’achevait jamais un deuil pareil.
Qu’on pouvait juste espérer en sortir.
Elle sentait la différence entre le premier qui s’était attendu à cette mort, prévue dès la naissance. Et celui qui avait un jour déjeuné avec sa fille pour, le soir, la retrouver en cendres.
Le coup de fil de la gendarmerie.
Il en revivait le choc sept ans plus tard… Tremblait. S’interrompait. Transpirait. Essayant d’être calme devant la caméra, quand on est du métier.
Mais il s’effondrait sous le poids d’un amour impuissant.
Ce père n’avait cessé de porter en lui sa fille. Était-ce pour se faire pardonner de ne pas l’avoir sauvée ?
Il la réenfantait chaque jour.
Jusqu’à réinvestir son corps sur le papier.
Elle savait gré à ce père de rebattre les cartes.
Elle-même n’avait connu, dans le jeu des familles, que la fille orpheline.
Et voilà qu’elle découvrait, pareillement ravagé, son homologue en deuil.
Moignon pleurant sa partie mutilée.
Elle en était abasourdie, qu’après toutes ces années il soit à ce point dévasté.
Ce chapitre manquait à son histoire.
Elle avait compris soudain qu’elle pouvait adopter l’orphelin : il était, dans le jeu en abyme, son double fraternel.
Il n’avait pas craint d’exposer, fluctuante, chancelante, l’âme du père à jamais crucifiée.
D’un coup il donnait consistance à une privation qu’elle s’efforçait depuis longtemps de taire.
Elle reconnaissait et accueillait dans ses bras son jumeau, exactement complémentaire.
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