Bartamuse

Les spectacles récents ajoutaient, à la performance visuelle, des gags désopilants.

L’un d’eux mettait en selle des femmes aux longues chevelures et à la sauvagerie insolente.

Elles faisaient corps avec leur monture, enveloppées dans une ample jupe-culotte. Le safran du tissu excité par les projecteurs orange ressortait plus ardemment sur les pelages gris.

Les crinières tressées, représentant l’instinct discipliné, apportaient l’élégance classique des tenues d’apparat. Et pendant que les femmes, lâchant les rênes, commandaient de leurs jambes des voltes millimétrées, leurs bras dessinaient des courbes incessantes, comme des tireuses d’élite réajustant leur arc.

Les rênes reposaient nonchalantes, confiées à des encolures sûres de leur chemin.

Le manège se fondait en un diapason de roses et de beiges.

Avec leurs larges jupes orientales, les cavalières semblaient sculptées dans leur cheval. Les projecteurs avivaient au passage l’éclat de leurs bras nus, relevés en couronnes au-dessus de leurs têtes.

Ainsi l’obscurité de la salle n’était-elle trouée que des lignes parallèles, incandescentes dans le noir, de ces bras dressés puis abaissés rythmiquement, d’un ballet de centaures à bustes féminins, enfoncés à mi-corps dans leur socle bestial, statues en équilibre sur des vagues de croupes galopantes.

Elles étaient vissées sur leur assise mouvante. Mais le haut restait étrangement mobile et les bras viraient comme des ailes de moulins.

Tour à tour elles proposaient des offrandes gracieuses, paumes tendues en geste de semence, ou bien ouvertes pour inviter le monde à les rejoindre.

Tantôt les chevelures indomptées flottaient dans le vent, tantôt elles s’agitaient en drapeau de discorde, rejetées par des nuques impatientes.

Car le spectacle était conçu autour du motif de la chasse.

Un cheval bloquait toute évasion par une série de volte-face. Chaque fois qu’un prisonnier cherchait une brèche pour passer, le cheval imitait exactement son va-et-vient, mais avec la souplesse d’un humain ou d’un petit animal, ce qui relevait de l’exploit : il pilait net et emporté par son élan, il dérapait dans le sable meuble comme un chien surpris par le gibier, avant de repartir dans la direction contraire où le captif essayait de s’enfuir.

Un autre, campé sur ses postérieurs, traçait des cercles ensorcelants : à la seule pression des jambes, la cavalière le faisait pivoter comme une aiguille d’horloge.

Rivé à ce destin, il mimait le tourniquet des existences aveugles.

Certes il y avait un message insistant sur la revanche des femmes, mais traité comiquement.

Une amazone couchée sur sa monture pointait sa lance en direction d’un homme apeuré, qui sautait en bonds désordonnés, comme piqué par un taon ; à chaque instant il vérifiait derrière lui l’écart qui lui restait.

Très vite, les fuyards étaient piégés par l’encerclement des sabots. Les deux rondes s’opposaient, celle des prisonniers tournant dans leur huis clos et, en sens inverse, celle des chevaux qui les cernaient dans une enfilade implacable.

Nul ne se risquait à travers ce rempart par crainte d’être piétiné.

Les maîtres du passé étaient le jouet de leurs anciennes esclaves.

Dorénavant c’étaient les femmes qui décidaient du jeu social. Et donnaient la cadence.

Une musique techno répétait en boucle le même motif, pour vider les cerveaux.

Assourdie par le volume sonore, l’assistance était happée dans les cercles successifs qui se croisaient. Chacun sentait en soi la bave couler le long du mors.

Une muraille d’encolures s’érigeait autour du brasier central où se consumaient les victimes – leurs bras levés oscillant comme des flammes.

On revenait fourbue d’un pays où le fantasme s’était si singulièrement incarné.

Convaincue que c’était sur ce mode ludique et à la fois distancié que pouvait être enfin dépassé le conflit qui tenait en dépendance depuis des siècles la moitié de l’humanité, dont l’horizon se bornait à la cavalcade des servitudes domestiquées.

© Carolyn Carlson et Bartabas, We were horses, 2011