Bilans

C’est à cela qu’il fallait se résoudre au terme de l’existence. Que tant de vocations en soi demeurent inabouties.

On pouvait regretter de n’avoir pas été écrivaine prolifique, chercheuse insatiable et globe-trotteuse aguerrie (tout en sachant que ces activités n’étaient pas compatibles), comme on pouvait se maudire de n’avoir pas exercé son corps davantage.

C’est ce que dénonçait la célèbre Colette : son œuvre l’avait privée, disait-elle, de nombreuses heures vouées à une saine coquetterie.

En voilà une qui rêvait de gestes frivoles pour désemplir sa vie.

Que dire alors de ses proches : la sœur aînée qui se pendait, le cadet mélomane prostré dans un immobilisme passif, le père enfermé dans sa bibliothèque qui ne laissait derrière lui – en tomes vertueusement reliés – qu’un simulacre d’écriture jamais réalisée…

Personne n’ignorait ces destins amputés : il y avait toujours, dans les familles, une lointaine cousine immolée à la cause d’une mère abusive.

Chez certaines, tout était prétexte à ne pas vivre.

Il fallait tellement plus qu’un don pour libérer l’envol de chaque devenir.

Les événements avaient le chic pour s’imposer sans crier gare, pour vous détourner d’un projet par une grossesse surprise, un deuil prématuré, ou par un poste qui s’ouvrait. Les femmes surtout, que le corps engageait parfois dans une voie imprévue, étaient davantage requises de s’adapter.

Et vous-même ? Aviez-vous su développer tous les talents reçus ?

Au milieu des aléas de la vie, étiez-vous parvenue à garder le cap, à ne rien céder de ce que vous aviez l’ambition d’accomplir ?

Flouée, disait Beauvoir. Si celle-là l’était, quelle autre ne le serait ?

Flouée : pourtant dans son journal Susan Sontag se jugeait inférieure à Beauvoir…

Flouée, c’est à cette humilité qu’il convenait de s’instruire. 

Et c’est à cette seule alternative que l’on était conviée : s’épuiser sous l’aiguillon permanent d’avoir à se renouveler, ou se garder indemne au prix d’une mauvaise conscience assurée.

Vous vous imaginiez petite vieille fléchissante, observant les peaux jeunes se dorer, amoindrie et quand même résistante.

Vous en arriviez à cette conclusion, que ce n’était pas un hasard si vous n’aviez pas tout cultivé.

Que le reliquat d’inexploité ne devait pas être en force suffisante pour mériter le regret.

Vous vous tiendriez là, au moment de rendre votre costume de scène qui n’était que loué, marquée de ces coups de canif qui s’étaient succédé, décomposée de votre intégrité première mais sereine sur ce petit rien, face à l’immensité rivale, que la providence vous avait accordé.

C’était la vraie prouesse, de renoncer enfin aux exigences démesurées, au perfectionnisme utopique qui prétend déployer sur un axe exemplaire l’ensemble des aptitudes données.

D’accepter sans amertume l’incomplétude de son passage sur terre.

Gouttes d’eau © Kim Tschang-Yeul

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