Défaillance

Marie était assise sur les marches de l’escalier extérieur. Elle revoyait sa jeune collègue lui tendre un soda glacé sans un mot.

L’effet avait été immédiat.

La giclée de bulles à l’attaque de l’estomac avait aussitôt chassé la sensation
d’écœurement.

Un remède radical.

Deux minutes plus tard, Marie était sur pied. Mais l’important résidait dans ce qui s’était échangé entre elles, dans cette complicité qui ne s’effacerait pas.

En une minute elles avaient acquis cette intuition de l’autre que seules savent donner des années d’amitié.

Et cette entente demeurerait inscrite au vif de leurs mémoires.

Dès lors, quand elles se croisaient dans un couloir, chacune à ses affaires – elles n’avaient pas le temps de se parler – un léger sourire leur confirmait qu’un lien spécial s’était tissé, d’avoir un jour traversé ensemble l’expérience insolite où, du bord où l’on bascule, on sent sur notre épaule une main amie nous retenir.

Un an plus tard dans son bureau, attendant N. en dépression, Marie avait lu le message où, miné par la fatigue, il se disait incapable de prendre le train pour venir.  Elle était retombée sur sa chaise sans se rendre compte qu’une jeune collègue, nommée pour un an entre deux postes à l’étranger, avait surgi à l’improviste. Cette stagiaire qu’elle connaissait à peine s’était approchée d’elle et sans rien dire, l’avait prise dans ses bras.

Marie lui avait confié sa peur qu’un jour cet ami cher ne se suicide comme parfois il l’écrivait, mais une réplique inattendue avait mis son cœur en paix, et bizarrement sa hantise l’avait quittée.

Cette petite collègue venait d’enterrer sa mère, justement suicidée.

Après une période de remords d’avoir été au loin, et d’avoir ignoré l’appel téléphonique le soir exact qu’elle ne savait pas être le dernier où sa mère l’appellerait, la fille avait décidé que la mère avait posé un acte qui était le sien, dont nulle ne devait se juger responsable.

Qu’en tant que fille, elle n’avait rien à voir avec cet implacable-là.

Par contrecoup, Marie s’était elle-même sentie libérée de l’angoisse. Elle n’en revenait pas, qu’un tel discours eût cet effet sur elle. Probablement parce qu’il ne s’agissait pas d’un conseil qui se voulait expert, mais d’une parole puisée au vécu d’une crise.

Elle songeait souvent à ce qui l’avait rapprochée de ces deux vacataires en transit. 

En posture égale devant l’adversité.

Seule la souffrance débusquait les êtres de leur réserve, et de l’image d’eux-mêmes qu’ils veulent préserver.

Étrangement, elle, toujours en contrôle, connue pour ses dossiers structurés, n’éprouvait aucune honte à être vue dans un moment de faiblesse.

De ce fléchissement au contraire, elle retirait une fierté, ayant approché ce qui constitue la finesse de l’expérience humaine – moins des bilans éclairés que le pressentiment assumé que tout se scelle et que l’on va trébucher.

Ainsi désorientée, elle avait accepté qu’une partie d’elle-même se résigne pour une fois à ne pas l’emporter.

À l’instant où elle baissait les bras, sans laisser sa volonté résoudre le choc qui survenait, à l’instant précis où elle pensait avoir perdu, elle se découvrait réconfortée, remise en selle justement par son instabilité passagère.

Elle recevait un apaisement inconnu – d’avoir consenti à exposer la fraction la plus intime de soi, qui d’ordinaire ne se partage pas.

© Julia Margaret Cameron