Gehrard Richter

Elle observait le peintre à l’affût, quand l’idée d’un nouveau tableau le prenait, sans savoir de quel côté il verserait son chargement multicolore : le nombre des solutions offertes le retenait.

Elle admirait quand il saisissait son racloir qu’il avait au préalable recouvert largement d’une pâte onctueuse – d’un éclat jaune, rouge ou bleu, à réveiller les cœurs dormants – qui dégoulinait à ses pieds alors qu’insensible à tout autre contingence, il hésitait : à cet instant exact où, immobile, il réfléchissait au meilleur endroit où se précipiter – à la verticale ou de biais…

C’est à ce moment de tension qu’il était fascinant, quand il jaugeait la distance avant de s’élancer, et entamait cette zébrure qui dévierait à l’oblique d’une pression insistante.

L’artiste devait trancher dans la palette des possibles, sans regret des options qu’il allait sacrifier.

Mais perplexe, il l’était, et si intensément concentré que l’on partageait son angoisse de trouver.

Il scrutait sa toile avec une intensité telle qu’il la déchirait du regard.

Et brusquement la voie d’elle-même s’imposait : tous les muscles appuyés sur un angle du cadre commençaient leur descente vers la surface qui patiemment s’enduisait et où, progressivement, l’art se matérialisait et prenait sa nature d’évidence.

Au point qu’on n’aurait jamais imaginé, à la fin, que l’artiste ait pu s’engager dans une direction différente.

 Ainsi avance-t-on à l’aveuglette dans la forêt tropicale où le sentier n’est accessible qu’après de longs débroussaillages : la vérité bienvenue apparaît soudain, qui relâche les nerfs. Puis la végétation repousse, effaçant le chemin.

Comme l’œuvre, une fois posée, n’autorise plus le repentir.

Le peintre polissait le panneau de haut en bas avec un soin précis, suscitant une trame indistincte où se chevauchaient les coulées successives.

Il déclinait à l’improviste une alchimie qui libérait un monde insoupçonnable.

Maçon de l’inspiration qui giclait.

À chacune de ses phrases, l’écriture butait elle aussi sur les combinaisons illimitées de mots qui se pressaient.

Sauf qu’on avait plus de mal à ne pas se laisser piéger par l’attraction du style. Parfois on rattrapait au vol la signification à la dérive. Mais l’on était sans filet pour amortir la déception à l’arrivée.

De quoi désarçonner les plus fins orfèvres du langage ciselé.

Tableau Abstrait 858-3 © Gerhard Richter