Memoria

Marie devait être une des rares sur terre à se féliciter de la maladie d’Alzheimer.

Il était clair que cette pathologie avait neutralisé sa mère. En vidant le cerveau, la mémoire avait miraculeusement effacé la lourde ardoise filiale.

Alzheimer avait remis les compteurs à zéro.

Cela ne la gênait pas, Marie, de répéter en boucle ses phrases. Au lieu de s’obnubiler sur l’ineptie de rabâcher, elle appréciait que les tensions se soient épuisées et qu’un lien se tisse, de l’ordre du normal.

Elle goûtait une impunité inconnue. Bien sûr, il était plus que temps. Mais au lieu de s’en désoler, elle était soulagée que cet état de grâce lui soit accordé, même tardivement.

Et elle répétait, Marie, l’horaire prévu pour la visite, le rendez-vous médical qu’elle avait pu caler, la marche pour assouplir les pieds endoloris, sachant que sa mère aussitôt l’oublierait.

Elle le répétait sans impatience, d’une voix forte à laquelle la surdité maternelle l’obligeait, sans se laisser rebuter par l’aberration de tourner en rond dans ce qu’elle énonçait et, en plus, d’avoir à le crier.

L’oubli anesthésiait chez la mère la promptitude à se sentir lésée, dissolvait les craintes d’être manipulée. Il rendait inutile toute vigilance au moindre présage de ce scandale suprême qu’aurait été, pour elle, l’ingratitude filiale.

Assignée au veuvage à trente ans, la mère avait reporté ses ambitions sur ses enfants. Sauf qu’Alzheimer venait d’éteindre les clignotants de la revanche à prendre.

Elle était ramenée à plus de modestie, au partage d’un fonds commun d’émerveillement. Elle était devenue une vieille dame obligée de s’avouer sans souffrances, séduite par le tracé blanc des avions lancés à travers ciel, comme pour inviter au délestage d’un trop de carburant.

Toute cette circulation récente tricotait entre elles un gage de bonne civilité, dont Marie n’avait pas eu idée jusque-là.

Sentinelle désormais accueillante, la mère était prête à toutes les indulgences. Heureuse à chaque coup de fil, elle ne détaillait plus le nombre de jours où ses enfants ne lui auraient pas fait signe. Elle était chaque fois agréablement surprise de les entendre. Par voie de conséquence, il devenait simple de lui téléphoner plus souvent.

Pourtant il arrivait qu’elle retombe dans ses anciens travers : faute de mémoire, la cause de certains actes lui paraissait suspecte ; elle se trompait en croyant qu’on voulait lui mentir, que quelque chose clochait qu’on lui dissimulait, que sûrement ses enfants cherchaient à la berner.

Mais quand sa mère lui avait raccroché au nez, il suffisait que Marie patiente dix minutes pour la rappeler : alors, comme si c’était la première fois qu’elles se parlaient, la mère babillait de joie à l’entendre.

Oui, un sacré coup de veine, Alzheimer.

Parfois Marie savait identifier le point faible, l’insécurité cachée derrière la remarque agressive : elle la désamorçait, et la mère se calmait.

Évidemment la question se posait : qu’aurait été leur relation si Marie avait réagi ainsi par le passé, au lieu de se braquer ?

Elle n’y arrivait maintenant que parce qu’elle savait la rancune adverse sans fondement, objectivement flottante. Autrefois la mère brandissait toute désobéissance comme preuve d’une volonté de la défier, inexcusable envers elle qui avait tout donné.

Et c’était vrai, l’adolescente avait répondu avec un soupçon d’insolence ou émis le rêve de partir à l’étranger.

Dorénavant, Marie se sentait complètement indemne, puisqu’elle veillait fidèlement.

Elle était parvenue à un sas d’immunité.

Elle savourait une délivrance dont elle n’ignorait pas le caractère imaginaire : car sans la perte forcée des sujets de vindicte causée par le ramollissement des neurones maternels, cette paix naissante lui serait interdite.

N’empêche, elle se détendait, la fille.

Elle reconnaissait des mots qu’elle avait toujours entendus, mais qui avaient perdu leur impact délétère. Ils dansaient devant elle comme une défroque, déshabillés de leur venin de chair.

Elle riait, la fille, louant la nature irréversible de cette maladie supposée asphyxiante qui lui offrait le socle inespéré sur lequel se reconstituer – de quoi se délecter d’un soulagement qui assurait sa survie, à jamais.

Crédit image © Robert Ryman

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