Océlia

Propulsées par leurs palmes, elles ondulaient sur l’eau étonnamment chaude ce soir-là.

Leurs corps agiles s’incurvaient gracieusement, comme des gondoles glissant sur l’eau dormante.

Jambes unies, elles fendaient l’onde, rejetée derrière elles en vaguelettes mourantes.

Les lampes centrales s’étaient éteintes, soulevant des cris d’enthousiasme.

Le grand bain en paraissait plus vaste, charriant le paysage qui traversait les baies vitrées de noir. Il irradiait dans la demi-obscurité soudaine.

Une atmosphère irréelle s’était mise à planer.

Des projecteurs tapissaient les parois sous-marines. Souriantes, les femmes flottaient entre les rayons qui zébraient leurs jambes diaphanes.

Les chairs, massées par la vague, semblaient légères et presque cristallines.

Dans cet aquarium elles évoluaient à l’identique, tel un banc d’alevins luisant d’un même éclat à chaque virage d’argent.

Le bassin frémissait comme une large marmite.

Du fond montaient des colonnes de lumière peuplées de bulles incandescentes.

Elle avait découvert qu’en se plaçant dans leur axe d’éclairage, elle suscitait – sur les arêtes liquides – une rainure plus sombre qui contrastait avec le reste opaque.

Elle enfonçait ses pieds en pistons pour capter, dans ce magma, la fulgurance turquoise.

Parfois, les hanches oscillaient de gauche à droite
puis reprenaient une course rectiligne.

Les têtes dépassaient, voguant d’un même élan,
cohorte tranquille dont rien ne suspendait la marche.

Les femmes mimaient le va-et-vient d’un badigeon géant,
enduisaient dans un sens pour repasser dans l’autre
avant de repeindre sur la ligne initiale,
dessinant une série de rayures consistantes.

Pour libérer les reins de leurs tensions, elles ramaient sur des barques imaginaires.

Enfin elles s’arrêtaient, se cambraient souplement, basculaient sur le dos,
alternant l’exercice en cadence
– libellules hésitantes d’un nénuphar à l’autre,
sur les pétales de l’eau.

Après la séance, elle s’était attardée un peu pour prolonger un lieu
où se jouait tant de beauté et, qui sait,
l’enjeu de leur humanité.

Elle s’était coulée dans un angle solitaire loin de la piste centrale,
immergée jusqu’à la taille
laissant son corps s’infléchir au velours de passage.

Tantôt elle s’amusait à creuser un canal ajusté à sa peau,
tantôt elle mimait un discours en public  
et ses jambes scandaient le message
sous la vitre transparente de l’eau.

Elle se sentait réduite à ses organes de nage
décuplés par la loupe des hublots.

Les projecteurs envoyaient des salves d’étincelles
qui menaient un étrange ballet sur le courant instable.

Elle tâchait de retarder le moment du départ.

Seule désormais à l’angle du bassin,
l’heure ayant mis fin au jeu de ses compagnes,
elle avait rejoint le bord opposé
fendant d’un trait la diagonale
comme un crayon déchire la page.

Ragaillardie par tous ces écarts anodins
elle avait attendu que la nuit
essuyant le tableau d’un coup de torchon noir
chasse les âmes pensives
de la cuve aux fantasmes.

Les corps rendus à leurs assignations premières
garderaient le bénéfice de leur pause provisoire.

Elle contemplait la surface pratiquement inerte
que ridait – à peine – le souvenir de leurs agitations.

Elle se reconnectait en douceur à ses autres missions.

Seule émergeait la ligne de flotteurs séparant les couloirs.

De quoi méditer sur les limites impalpables

qui régissent le cadre de la grande scène sociale.

© Lois Greenfield