Octopus

Le spectacle s’était ouvert sur un étonnant corps à double face : une moitié habillée d’un costume noir, très sobre, et l’autre, d’une robe vaporeuse à crinoline blanche.

Ourlés ensemble, les deux amants valsaient, matériellement inséparables.

Mais leur symétrie avait beau relever de la fable, elle n’en restait pas moins déconcertante : alliant le masculin au féminin, elle désorientait par son autosuffisance, bien plus qu’un Narcisse occupé au reflet de lui-même (du temps où les identités sexuées étaient reçues comme stables).

Puis le chorégraphe reportait son jeu bicolore sur deux individus distincts : blanc et noir n’étaient plus unis par une main couturière, mais se frôlaient constamment.

Marie était sidérée par ce couple à quatre pattes où la femme souris blanche, d’une agilité surprenante, se faufilait entre les jambes du partenaire qui jouait à la rabattre : juste avant qu’il ne l’atteigne, elle avait déjà marqué l’écart.

Un étrange scarabée à huit pattes avançait vers la salle : il dédoublait par moments ses deux carapaces pour les superposer à nouveau en brefs accouplements, comme si l’harmonie ne pouvait être qu’intermittente.
    Deux formes se chevauchaient souplement : la blanche qui semblait, par un effet d’optique, plus petite s’immisçait adroitement sous la grande, un peu machiavélique, aux membres élégants sous son masque sombre luisant.

On en revenait toujours là, à cet accord entre deux principes antinomiques s’épousant étroitement, dont le choc pictural – au lieu d’agresser l’esprit – menait à un dialogue ingénieux entre les différences.

Loin de l’insécurité qu’aurait pu provoquer l’invasion étrangère – on se réjouissait que les opposés, sans se fondre, s’exhaussent dans l’étreinte passagère.

Chaque teinte ravivait l’autre par sa proximité immédiate. On découvrait, ainsi, que le blanc ne devenait réellement blanc qu’au contact du noir.

La fébrilité des couleurs s’exaltait, rehaussée par l’effet de contraste.

On en recevait une augmentation de la force vitale.

Peau noire et peau blanche entrelacées en alternance : cela surpassait en symbole l’histoire d’Azur et Asmar. Chacune émergeait à sa vérité intérieure par l’effet de croisement.

Comme si l’altérité menait au vrai visage de soi.

Le crâne de l’homme était rasé sauf sur une bande médiane. Cette coupe iroquoise élargissait encore, par son hybridité, l’inter-ethnie de départ.

Le duo évoluait entre caresses et tapes, décuplées sur grand écran. Mais il n’y avait pas de concomitance entre les images, pour brouiller les repères entre les corps sur scène et leurs doubles géants.

Marie éprouvait une émotion plus forte que dans une galerie d’art.

Bientôt s’était joué à l’écran un nouveau simulacre, encore plus saisissant : l’artiste continuait sur un exercice improbable, celui de deux langues d’abord furtives, puis menaçantes, promues au rang de danseuses autonomes qui s’érigeaient, lascives et salivantes.

Était-ce une allusion aux tentacules de la pieuvre donnée en titre du spectacle ?

C’était un hymne au foisonnement, car le gros plan rendait animales ces deux langues,
tantôt limaces molles, dotées d’un humour indéniable,
tantôt colonnes dressées par une volonté taurine,
la pointe tendue dans une intention explorante.

Chacune était lancée à la découverte de la jumelle d’en face,  rampait vers elle pour la séduire
– telle une bayadère se désarticulant –
ou pour l’inviter, dans un duel d’archers,
à comparer leurs tirs.

La musique était assourdissante, poussée à la limite du supportable.

Les percussions relayaient un chant de castrat
qui s’égosillait en haut de trilles extravagants
jusqu’à son point culminant.

D’autres personnages avaient rejoint la scène.

Le chorégraphe jouait sur toutes les tailles, sans choisir entre le nain ou le géant, entre le musclé noueux ou le fin gabarit.

Aucun genre non plus n’était exclu : il mêlait le burlesque et le grave dans un questionnement sur l’amour et ses obstacles.

Ici, la danse n’était pas un divertissement. Les corps étaient pris dans les filets d’un élastique immense sur lequel des mains tiraient, empêchant toute libération. Elles suscitaient des contorsions redoublées chez leurs sosies à l’écran.

Cette voltige n’appartenait à aucun type identifiable, quelque part entre le cirque et le théâtre. Le décor, lui, changeait sans cesse : après avoir oscillé entre ciel et terre, on était entraînée dans une partie de jambes au creux de l’océan.

Le spectacle s’achevait sur une formidable figure d’animale-mère – à la pelisse rousse comme les poils de Caïn – agitée de secousses. De cette présence irréaliste au fond des mers jaillissaient des humains, rejetés brutalement sur le sol en un bouquet final.

On y reconnaissait enfin les tentacules d’une pieuvre, tétanisée dans son élan.

Emblème du vivant emporté par ses excès d’audace.

Marie avait quitté le théâtre, dynamisée par la claque du message.

Derrière les multiples imbrications des corps, elle était consciente d’avoir assisté moins à un ballet bien orchestré qu’aux soubresauts d’une culture en passe de se régénérer.

On lui avait servi une allégorie post-moderne,
qui niait la loi d’Aristote ­que l’un n’est qu’un, sans pouvoir être un autre en même temps.

Mine de rien elle avait vu éclore un vrai projet de société
comme une larve peine à sortir de sa gangue,
cherchant à gommer les clivages existants
à fusionner les éléments inconciliables
au lieu de les enjoindre à se bannir
ou même à se tolérer poliment
dans le respect courtois des singularités dérangeantes.

Octopus, Philippe Découflé, © X. Lambours