Une variation de climat influait sur les mœurs animales.
Depuis quatre ou cinq ans les coccinelles envahissaient l’intérieur des maisons. Au premier gel, elles s’y bousculaient par dizaines.
Elles se cachaient sous les plinthes, attendant le redoux dans leurs infimes recoins.
Au mois de mars on en trouvait partout : à cheval sur les robinets, escaladant les rideaux, nichées derrière les oreillers. Trottinant sans relâche, elles grimpaient le long d’un cable pour redescendre sur un tuyau de chauffage.
Elles couraient sans arrêt, infatigables. Grâce à leurs griffes minuscules, très solides malgré la finesse de leurs pattes, elles restaient accrochées aux parois verticales.
Elles étaient de couleurs plus diverses qu’autrefois, le plus souvent d’un rouge à pois noirs, mais certaines sujettes à l’inversion, leur fond noir tatoué de larges cercles orange.
Elles sillonnaient le carrelage du couloir, au risque d’être écrasées par un talon. Et dans leur imprudence, c’est ce qui leur arrivait parfois.
Marie ramassait alors la petite bête meurtrie, dont elle aurait voulu lisser la carapace pour la rendre à la vie.
Mais on ne caresse pas les coccinelles.
Elle en retrouvait sous les meubles, leurs corps menus desséchés, enroulés dans une gaze de poussière, si légères déjà, vidées de leur agilité de vaillantes sentinelles.
Elle les repêchait, tombées au creux du lavabo, perchées aux cimes des brosses à dents, ou glissées sous une cuvette. Elles partageaient son espace intime et leurs itinéraires qui se croisaient lui donnaient l’impression d’être environnée d’âmes compréhensives qui, comme elle, s’affairaient sans cesse.
Ce matin-là elle en avait dénombré neuf à s’obstiner sur les vitres de la salle à manger, et une quinzaine à s’agiter au plafond : elles s’élançaient à l’aveuglette vers des issues improbables.
Pourtant elles ne remettaient jamais en cause la pertinence de leur mission.
Vite, le printemps était là.
Elles cherchaient frénétiquement leur chemin d’évasion.
Si l’une était détournée de sa trajectoire, elle repartait aussitôt dans une direction imprévue.
Avec le même empressement.
La même foi.
C’est leur humanité que Marie aimait suivre à la trace, ce penchant à repartir toujours vers un nouveau projet, quitte à en examiner le bien-fondé une fois qu’on est dans la panade.
Elles ne s’accordaient aucun répit dans leur quête d’une fente microscopique. Elles couraient vers les rosiers où pondre, vers les feuilles juteuses où dévorer les larves de pucerons, pour la joie des jardinières.
Elle les cueillait sur une feuille de papier puis, ouvrant la fenêtre, les propulsait d’une chiquenaude.
Elle riait d’aise à leur envol, devinant leur soulagement.
Quand elle les surprenait dans sa chambre le soir, elle les faisait patienter jusqu’au matin, la nuit était trop froide.
Elle rouvrait sa fenêtre cinquante fois par jour pour déposer sur le bord une des minces coques rondes qui, à peine atterrie, repartait promptement sur ses pattes fébriles, à la recherche d’une mousse humide où étancher sa soif.
Elle attachait au sort de chacune celui d’un détenu politique
dont elle réclamait la grâce à l’international
(misant sur la faiblesse des tyrans
asservis à leur gloire).
Sa maison était ainsi peuplée de tout un réseau inaudible, qui vibrait au rythme des créatures prisonnières.
Vouées à leur tâche de gardiennes en alerte,
elles proclamaient sans bruit
l’urgence d’un monde meilleur à concevoir.

© TDR