Pofigisme

Néologisme inventé par Sylvain Tesson à partir d’un mot russe : il suggère une résignation devant l’absurdité du monde et l’imprévisibilité des événements. Ce fatalisme s’oppose à toute agitation inutile.

Marie comprenait qu’un corps déjà vieux, ce n’était pas le pire.

Le dommage était la première ride, le premier cheveu blanc, qui tracent le sillon d’un fléchissement à venir.

Autant dire deux décennies au moins avant l’âge fatidique.

Sans le savoir, les quadragénaires ouvraient le bal.

La mémoire qui flanchait était le symptôme initial : malgré la certitude de s’être procuré un objet, on était dans l’obligation de déduire, en le constatant introuvable, qu’on l’avait oublié.

Comme à l’adolescence, c’est l’expérience pionnière qui comptait.

Après quoi le vieillissement imposait une formation sur le tas.

Certes, il fallait renoncer à cette pratique de la simultanéité que vantait Yourcenar, à cet art de combiner plusieurs activités à la fois.

Et si l’on n’arrivait plus en retard aux réunions (en s’interdisant sagement de courir dans une autre direction), on avait l’impression de répondre à la demande sociale, mais aussi de faire le deuil d’une part juvénile de soi.

Certes encore, les douleurs s’installaient : celle qui perce le cartilage, qui marteau-pique de ses élancements ou celle, plus pernicieuse, qui use la résistance. Au début le va-et-vient restait intermittent, mais bientôt un dialogue assidu se nouait entre elles.

Un jour, Marie le sentait, sur cette pente insidieuse, on se résignait à ne plus avancer.

En attendant le déstockage final.

S’adapter était la seule solution, le passage obligé.

La leçon des grands livres s’offrait à qui voulait piocher : le jardin de Candide à cultiver après de longs voyages, le rocher de Sisyphe à rouler sans crainte du désespoir, le Fanal Bleu à tenir allumé en signal dans la nuit.

Que de soutiens stimulants sur son étagère intérieure.

Et pour progresser, il restait toujours assez de terrains où s’exercer. Par exemple pour prendre de la hauteur dans les rapports humains : convenir qu’une chose simple pour l’un était insurmontable pour le quidam d’en face – qui, sans être de mauvaise foi, était juste hermétique au même fonctionnement – cette vérité mettait des lustres à s’imposer.

Il fallait du temps pour reconnaître que les diverses postures étaient toutes légitimes, celle qui défaille au réveil et fonce vers son café, comme celle qui patiente des heures pour avaler la moindre goutte de thé.

Elle sentait en effet que graduellement tout se complexifie, notamment lorsqu’on arrive en milieu de cordée, qu’il s’agit de veiller sur la génération d’avant et sur celle qui vous suit, chacune avec ses problèmes spécifiques.

Mais elle se disait pour garder le moral que, si avec l’âge on a plus à assumer, on a aussi plus d’outils.

Le problème est qu’à peine l’objectif atteint, on devenait la dernière de cordée.

Mieux valait explorer la confiance, même si elle ne se laissait pas facilement attraper et se faisait la malle au moindre obstacle, perçu trop vite comme l’annonce de vicissitudes plus corsées.

Alors autant débuter l’entraînement dès la maturité.

Elle se répétait cette phrase d’une auteure qu’elle aimait (preuve s’il en est que les mots des livres avaient leur rôle à jouer) pour calmer l’inquiétude que la fête ne se gâte : « Il suffit d’attendre pour que tout s’éclaire. »

L’idée d’évoluer vers davantage de lumière lui plaisait.

Elle naviguait entre la certitude que les forces mentales étaient en train de vivre leur plus grande aventure, et la vexation qu’elles y arrivent juste au moment où le corps la lâchait.

Mais il n’y avait pas de hasard.

La vie était finement orchestrée : vous receviez les moyens de vous déprendre au moment précis où le découragement vous guettait.

Cette idée, d’avoir à gérer des cartes aussi contradictoires, était l’étape la plus inconfortable dans les avaries programmées.

On avait, pour la première fois de sa vie, l’impression singulière d’avancer à reculons.

De quoi méditer sur cette approche de l’éternité à la manière d’un crabe, tirée d’un côté par le déclin du corps, et poussant à son stade le plus sophistiqué la libération de l’esprit, comme la dernière coquetterie capable de leurrer la rigueur de l’entrave.

© Averie-Woodard – Unsplash

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