Semences

Elle pensait à ces hommes encore jeunes, victimes d’une catastrophe soudaine et dont on apprenait après coup qu’ils avaient semé, invisible, une graine inattendue de vie.

Son arrière-grand-père avait succombé dans la force de l’âge à un coup porté par un paysan aigri. Mais il était mort un jour après le délai légal qui aurait permis à sa veuve d’obtenir une réparation financière au dommage.

Non seulement l’épouse qui ne travaillait pas, comme beaucoup de femmes alors, s’était retrouvée du jour au lendemain privée du revenu conjugal et de toute allocation veuvage (vu que les aides étaient inexistantes en ce temps-là), mais son mari à peine enterré, elle avait découvert que son cycle – qu’elle avait cru naturellement déréglé – accusait un retard qu’elle ne pouvait plus longtemps imputer à un chamboulement hormonal.

On se demandait ce que l’aïeul en aurait pensé, d’être reconduit par-delà le trépas ; de ce revers infligé à la poisse familiale (même si une nouvelle bouche à nourrir n’était pas une aubaine pour un foyer sans père). Ni, d’ailleurs, comment le rejeton avait vécu l’épreuve : d’émerger du néant en un contretemps regrettable.

C’est à cette même époque que Péguy s’effondrait d’une balle en plein front: quelques mois plus tard comme un radeau sur les débris de la première guerre mondiale, son fils naîtrait des flancs sourds au désastre.

Le ventre fécondé avait continué de pétrir la semence répandue par hasard.

Voilà qu’un jeune trentenaire qu’elle connaissait, parti en famille à la montagne, ne se relevait pas d’une chute de ski et se retrouvait, la colonne vertébrale fracturée, subitement tétraplégique…

C’est quinze jours après que sa femme, à la fois effarée et ravie, avait constaté la perturbation de son rythme biologique, et deviné qu’elle attendait un enfant conçu la nuit précédant l’accident.

Le bébé, une fillette riante de santé, avait débarqué huit mois plus tard, inconsciente de sa chance, sous les yeux émerveillés et quelque peu incrédules de son géniteur impotent.

Qui sème dans les larmes…

Elle méditait sur cette grâce à retardement, en différé de l’horrible évidence – donnée en compensation à ce corps jeune, mutilé cruellement : une braise intacte quand on croyait éteinte la flamme.

Elle était surtout sensible à l’ironie de son malheur : il était insupportable d’être complètement dépossédé – à un âge où l’on a un appétit d’ogre pour la chair du monde – et comblé en parallèle, réconforté dans son instinct le plus primaire, celui de procréer.

Elle s’interrogeait sur cette inconvenance du destin qui donnait autant qu’il reprenait, sur cette gifle assortie d’un baiser.

Tous ces êtres contemplaient, sidérés, ce qui subsistait de leur château en ruines et restaient – par cette redistribution des cartes que nul n’aurait prédite – jusqu’à la fin des temps, révoltés et séduits.

© Lois Greenfield