Taupinière

Exceptionnellement ce n’était pas elle qui était en retard.

D’habitude elle attrapait la séance au vol
alors que ses compagnes sautillaient déjà au milieu du bassin.

Freinées par la force de l’eau
elles décollaient légères
et bondissaient comme des astronautes en apesanteur
sur le plancher lunaire.

 

Ce soir-là c’est la monitrice qui avait laissé passer l’heure.

Bonne leçon, d’avoir à patienter
quand on est ponctuelle pour la première fois…

Pour divertir son agacement d’attendre, elle s’était écartée du groupe
et avait regardé les pelouses
d’un vert décapé par le jeune printemps.

 

En contrebas la rivière glissait dans le goulot des berges.

Soudain elle avait vu une rondeur émerger.

Croyant surprendre un hérisson, elle s’était approchée de l’immense baie vitrée.

Bizarrement, le mamelon se déplaçait
suivi comiquement par d’autres
qui avançaient en file indienne.

 

Elle était médusée, le nez collé à son carreau. Son corps dénudé paraissait se fondre dans le champ.

Elle plissait les yeux, se maudissant d’avoir laissé ses lunettes au vestiaire.

On aurait dit les mottes que les taupes soulèvent en creusant leurs galeries.

Mais par quel prodige cheminaient-elles ainsi ?

 

Elle avait frissonné. Derrière la vitre, le vent d’avril lançait des claques glaciales.

Elle observait les rangées symétriques.

Quelle urgence les poussait à cette cavalcade sans fin ? Tant de taupes habitaient donc les mystères souterrains ? ou bien une bande de ragondins ?
ou des escargots géants à la queue leu leu, en quête de salades introuvables… ?

 

Sa silhouette debout était parcourue de tous ces monticules qui se dépêchaient étrangement.

Ils se propulsaient hors de la matière dormante,
se hissaient pour gober un insecte
puis s’enfonçaient avant de renaître, en cadence régulière.

 

Comme si la prairie entière était peuplée de nains qu’un pouvoir maléfique
aurait ensevelis vivants,
et qui, un instant évanouis, se redressaient,
revigorés comme Antée au contact de la Terre.

Elle perdait pied, exilée de son monde ordinaire.

Déjà ses compagnes rejoignaient le bassin où la monitrice arrivait.

Elle, restait immobile à rêver. Son esprit interrogeait les herbes environnantes.

Elle voyait les ombres en défilés dansants,
flotter quasiment à la surface du pré
vers un point magnétique qui les aimantait
inexplicablement.

 

Chacune semblait s’extraire de la terre éventrée
sur un rythme maîtrisé.

C’est au moment de quitter son poste de guet
qu’elle avait compris d’où venait le mirage,
comme si l’urgence l’avait brusquement dessillée.

 

Les nageurs qui s’entraînaient à la brasse coulée
se succédaient au centre du bassin
pour tenter un record,
et leur image se projetait sur la paroi vitrée
qui se réverbérait dehors.

Elle assistait en fait à un télescopage de reflets.

 

Évidemment, sa perception l’avait trompée…

Il fallait prendre garde aux apparences. Mais peut-être masquaient-elles une autre vérité ?

 

Elle contemplait ces amphibiens pressés
éblouie qu’une telle ardeur jaillisse de sources insoupçonnées,
hypnotisée par ces surgissements d’humanité
indifférents à leur sort.

Longtemps après, alors qu’elle se plierait aux exercices de gymnastique,
sa mémoire continuerait à sonder cet effet de miroir.

Il en émanait une énergie exemplaire,
qu’elle jalousait vaguement :
un équilibre délicat
dont témoignaient ces têtes, vives et pondérées à la fois,
se hâtant sans s’affoler pour autant
et concentrées posément sur l’effort,
recevant leur plénitude des matrices de la terre.

                                                                                                     © TDR

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