Tomber

Elle les observait,
pantins difformes et trébuchants.

 

Une plaque géante les ballottait,
tanguait dans un sens,
se ravisait,
et repartait en arrière brusquement.

 

Les corps désarticulés
s’affalaient de surprise
– chaises musicales en série –
rebondissant aussitôt.

Sans se décourager
ils revenaient à l’assaut
de leur rêve dérisoire.

 

Comme si se tenir droit
était un trésor convoité,
le Graal de la modernité.

Le socle ne se contentait pas de tourner.

Parfois un des bords se gonflait et les pauvres humains
dégringolaient.

Au moment précis où ils allaient être éjectés,
la plateforme rebasculait.

 

Ils luttaient contre le vide cruel qui les happait.

Choc des corps.

Chutes en cascade.

 

Ils opposaient tant de résistance
à la force aspirante
que de son fauteuil elle était bouleversée
par ces désirs impuissants,
oubliant que c’est d’elle aussi qu’il s’agissait.

 

Parfois la vague s’élevait si haut
qu’ils étaient contraints de dévaler la pente.

Arrêt sur image au sommet,
avant de s’écrouler.

 

Chacun dérapait vers le bas
sans le moindre relief
où accrocher l’espoir.

La station debout relevait du défi,
alors escalader ce fronton était inaccessible.

Les hommes étaient projetés vers des femmes
mais l’élan capricieux s’inversait soudain :
les couples essayant de s’enlacer
échouaient à se rejoindre.

 

Un courant lançait les bustes en arrière,
avec les chevilles fixées au centre de la scène.

Girouettes enracinées
variant au rythme de tropismes invisibles,
brisées par l’inconstance des sentiments
qui tantôt vous font croire aux fables alléchantes
tantôt vous cognent à une solitude implacable.

 

Puis les êtres titubants avaient quitté l’estrade
goûtant sur la terre ferme un équilibre bancal après tant de secousses endurées.

Renonçant à marcher
certains s’étaient suspendus à l’axe du manège
rivés à cet absurde comme des singes à une liane.

Au prix de contorsions
ils avaient regrimpé
sur leur aire de jeu.

 

Ils ne pouvaient s’en passer,
d’être valdingués à tout va.

Ils préféraient encore cela aux pesanteurs sociales.

Du cirque à la philosophie, tous les savoirs se croisaient 
dans une performance magistrale.

 

Le spectacle était si bien conçu
que le public était magnétisé
sauf que cette enfilade de culbutes
provoquait la nausée.

Le vertige passé
on interrogeait encore son estomac.

Catapultés aux quatre coins de la salle,
les personnages profitaient d’un répit,
juste pour découvrir
qu’il leur manquait une compagne.

 

Ils l’avaient regardée étonnés
croyant la belle simplement endormie
après ce grand charivari.

L’un d’eux s’était approché, tendrement
avait touché la dépouille reposée.

Ils la contemplaient effarés
n’osant s’admettre trahis.

 

C’est toujours comme ça quand on perd une amie.

 

Ils l’avaient ramassée délicatement pour ne pas la meurtrir,
l’avaient bercée avec vénération, telle un fétiche.

Ses membres inertes retombaient
– branches de saule alanguies
en hommage inutile.

 

Il était trop tard pour susciter
un frémissement de vie
dans cette relique abandonnée.

Ils la soutenaient,
la serrant embrassée.

 

Puis ils avaient dû la confier à la terre,
accepter de s’en défaire.

Bien calée sur son siège, Marie ne ratait rien de la cérémonie.

Elle aurait voulu alléger leur deuil, prendre sa part de leur douleur.

Elle savait que celle qui avait défailli
n’était pas une simple momie de cire
(la danseuse à merveille l’imitait)
mais portait un destin collectif.

Elle saluait l’unique conjuration possible :
prendre dans ses bras
l’âme sœur qui chavire
et lui murmurer
longtemps après qu’elle nous aurait quittés
que rien, jamais,
dans mon cœur
ne la remplacerait.

© Yoann Bourgeois, Celui qui tombe, 2019 © Gabriel Talbot / MatTv.ca

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