Aïeule

Elle se souvenait de la silhouette frêle, qui de sa vie ne s’était jamais permis d’excès.

Ni la moindre gâterie.

Qui se raidissait contre tout laisser-aller dans ses affaires.

Qui ne s’accordait pas le droit de manger des fraises (délice de la petite) à cause d’un foie fragile.

La grand-mère paternelle, confite en dévotions, avait été sobre jusqu’à la démesure.  

Jusqu’au point, sans s’en rendre compte, d’en être rebutante.  

Du moins pour la petite, adepte d’une gourmandise qu’elle n’avait pas l’intention d’assagir.   

Mais maintenant qu’elle ne se sentait plus menacée par les prescriptions tatillonnes, elle éprouvait de la nostalgie pour l’exemple sévère. 

Il était évident que l’aïeule n’avait savouré aucun plaisir de la chair. Très jeune, elle en avait été dissuadée au scalpel de l’interdit.  

Elle ne jouissait que d’une heure libre le dimanche, entre vaisselle et vêpres.  

Une vie rétrécie dès l’enfance, où l’imagination est sommée de céder la place au devoir. 

Encore une qui était sortie effarée d’une nuit de noces à laquelle nulle confidence ne l’avait préparée.  

Aux questions de la petite, toujours friande de détails, la grand-mère avait louvoyé.  

Mais sa surprise avait été de taille. 

Lorsque son mari était tombé malade, elle s’était crue délivrée des corvées conjugales.  

Elle avait eu l’imprudence de l’insinuer à la petite, qui s’était bien gardée de l’oublier. Mais la pleurésie avait duré, et n’avait pas empêché chez l’affligé quelques remontées de sève patrimoniale.  

Devant un désarroi pieusement avoué au confesseur (vu qu’il était impensable de rien dissimuler à son Seigneur), on lui avait répondu de ne pas se dérober à ce qui relevait d’une assistance médicale. 

La petite-fille s’était interrogée parfois sur le sentiment véritable des veuves, nombreuses en un temps où les hommes mouraient jeunes. 

Elle devinait le soulagement derrière une abstinence passant pour admirable. 

Au décès de la grand-mère, on avait découvert sur son livret de famille qu’elle était née peu avant le mariage de ses parents. La mère avait dû craindre que pareille mésaventure n’arrive à sa fille si elle négligeait de l’élever de manière assez stricte.  

La seule façon de se racheter était de garantir une descendance irréprochable.  

Elle n’avait pas lésiné, l’arrière-grand-mère, dans l’austérité de ses préceptes, recouvrant à ce prix un semblant d’estime sociale.  

Motus avait dû être la consigne imposée. En attendant, la progéniture avait morflé.  

Il n’y avait que par l’indulgence qu’on pouvait s’en sortir.  

La petite avait fermé les yeux. Elle avait laissé le souvenir de la grand-mère la rejoindre et cheminer en elle, dans une tendresse accrue depuis qu’elle connaissait la cause de sa rigidité inflexible. 

Crédit image © Inko di Ö