Alzhie

Pendant tout le dîner la mère avait observé un silence suspect.  

Quand plus tard la fille était venue la border dans son lit, vérifier qu’elle avait pris ses médicaments avant de s’endormir, la mère lui avait parlé de cette femme qui avait dîné à leur table et qui n’avait pas l’air de se sentir à l’aise : il y avait de quoi, après ce qu’elle avait fait 

La fille était restée sans voix. 

Elle s’en voulait d’ailleurs, de n’avoir pas anticipé le choc, puisqu’il n’y avait rien que de prévisible dans une maladie diagnostiquée dès le départ. Mais jusque-là sa mère n’avait jamais divagué, elle oubliait seulement les dates, mélangeait ses papiers. Pour la première fois son discours était incohérent, car cette femme envers qui elle éprouvait de la hargne était la dernière personne qu’on aurait imaginé que la mère oublierait.  

L’aînée de ses petits-enfants qu’elle adulait.  

Si la grand-mère ne reconnaissait plus la rejetonne de sa tribu, sa fille entre les deux était rayée de la carte.   

Elle-même comprenait que disparaîtrait tout ce qu’on avait appris : un jour les connaissances acquises s’effaceraient, les livres lus naufrageraient dans la mémoire, le savoir engrangé serait progressivement supprimé par le vieillissement cérébral. 

Tout un pan de soi, qui se volatiliserait.  

Mais comment pouvait-on oublier ce qu’on avait aimé ?  

Ce revirement au fort de la passion était plus bouleversant qu’elle ne s’y attendait. 

Deux amis l’avaient aidée à se faire une raison.   

L’un, journaliste célèbre, lui avait confié le désarroi de n’être plus reconnu par sa mère : encore plus ironique, quand on est renommé dans la France entière.  

Le second lui avait raconté, avec un humour qu’elle lui avait envié, qu’il était contraint de tuer les pigeons que son père attirait par dizaines en leur lançant des graines, inconscient de l’effet désastreux des fientes sur les ardoises de la maison.  

Et dans une aile de leur antique demeure, le fils avait dû condamner les toilettes dont la chasse d’eau était cassée : comme il n’avait pas réussi à ce que son père se souvienne de ne pas y entrer, il y avait par sécurité apposé un cadenas, qu’il avait dès le lendemain retrouvé brisé, son père considérant qu’il était seul à décider où aller sur ses terres.  

Elle en riait encore, du ton espiègle avec lequel le fils avait transformé l’adversité en blague. 

Mais elle s’interrogeait sur la voie de garage où le passé restait bloqué. 

L’oubli annulait des existences entières.  

Le problème se posait de savoir si une vie oubliée équivalait à une vie non vécue.  

Par exemple, que subsistait-il de cette grand-tante infirme qu’on les emmenait voir au jour de l’An, quand ils étaient petits ? Juste le souvenir qu’après chaque visite, leur grand-mère superstitieuse les frictionnait d’une eau de Cologne désinfectante, pour les protéger d’une maladie qui n’était pas contagieuse. Il n’en survivait pas d’autre trace. 

À quoi bon développer une conscience qui s’abolirait, quoi que l’on tente ? Alzheimer ne faisait qu’accélérer un processus voué à la ruine de toutes façons. 

Qu’est-ce qui valait qu’on s’y adonne quand Alzhie renversait le château de cartes d’une seule vague ?  

Elle avait frissonné de se sentir seule dans le temps, comme déjà orpheline et de surcroît privée de ses enfants puisque ce lien-là pouvait se déliter également.  

Finalement, elle s’était rassérénée en se disant que c’était peut-être là une chance, ce démantèlement auquel elle assistait. La meilleure leçon, pour ne pas se louper à l’arrivée, c’était de voir s’évaporer les enjeux qui, toute une vie, vous ont mobilisée. 

Elle avait prodigué les soins du coucher à sa mère, qu’elle avait quittée dûment bordée et babillant dans ses draps, allégée par sa mise en garde contre cette femme étrangère qui était démasquée.

Elle s’était dirigée vers la seule compensation offerte par la nuit qui avançait, vers la lune ronde ce soir-là, qui l’attendait dans son aura de blancheur, telle qu’on pouvait la rêver.

Au rappel des longues soirées à l’admirer dans ce même jardin en compagnie de sa grand-mère – elle s’était aussitôt raccrochée au fil interstellaire qu’Alzhie avait méchamment sectionné.

Crédit image © Françoise Cieslarczyk 

error: Contenu protégé pour droit d'auteur