Le Pont de la rivière Kwaï

Elle était venue saluer le chevalier tombé sous l’assaut déloyal. 

Le chêne monumental avait été culbuté par les vents. Il avait basculé d’un seul tenant et ses deux branches maîtresses, largement incurvées, avaient dans leur chute planté son front en terre. 

Une hauteur de vue dont il payait l’inconvenance.  

Dans la posture du penseur, il méditait sur la sévérité des éléments. 

Réveillée en sursaut. Bruit sourd, dans la nuit, d’une bourrasque soufflée de l’océan.  

Si fort qu’elle avait cru son toit pulvérisé sous le choc. 

En fait, l’arbre s’était abattu à deux cents mètres de là. Arc-bouté sur ses avant-bras, il semblait prendre appui pour mieux se relever. Mais son socle était traversé de galeries noires.  

Il s’était écroulé, vidé de sa substance.  

Le haut de l’arbre était resté intact. Du bois épais et consistant, dont rêvent les bûcherons.  

Derrière sa majesté, il trahissait la fragilité de sa base. Depuis combien d’années cachait-il ce mal insoupçonnable ? Comment, les entrailles rongées, avait-il pu tenir bon ? 

Elle s’était approchée pour humer la surface déjà entamée par une lame paysanne. Le métal avait fendu d’un pli net les nervures du bois. 

Elle s’était penchée pour réconforter le corps dessoûlé de son illusion.  

Elle avait caressé l’estafilade sur son étendue lisse, douce comme les naseaux d’un cheval. Avait appuyé longuement sa main sur l’écorce, striée du temps passé à la jointure des nuages.  

Puis elle avait reniflé sa main qui gardait l’odeur émouvante de la sciure. De cet entêtement à vivre. 

Elle se serait crue dans une menuiserie, où chaque pas vaporise les particules de poussière générées par la scie. Ou en train de marcher dans un placard tout neuf.  

Les bûcherons avaient arraché une branche imposante en la remorquant par les pieds à cinquante mètres de là. Son poids avait tracé un sillon de boue fraîche dans la terre écorchée.  Ils l’avaient abandonnée là, jambes en l’air, ses moignons brandis vers le ciel 

Restes du gibier gisant dans un fossé, après le dépeçage. 

Les hommes s’étaient alors retournés vers ce qui allait être leur grand œuvre. Ils s’affairaient autour du fût central comme les cuisinières d’autrefois à l’annonce d’un repas.  

Tout un symbole à désarticuler.  

Le vieux sage à l’aura surannée défiait, même à plat, l’outrecuidance de la modernité.

Un totem renversé.  

Sa masse affalée reposait là, inerte comme une baleine échouée sur le rivage, devant qui s’extasient les humains désœuvrés.  

Des microbes face à cette montagne de chair cuvant son excédent vital. 

La chute l’avait ployé en une voûte romane : c’est pourquoi les bûcherons n’avaient pu le débiter selon la technique habituelle. Ils avaient fractionné l’arche en rondelles plus minces, tous les trente centimètres.  

À sa question ingénue, ils avaient évalué à 400 kilos l’unité. Elle avait frissonné à l’estimation de la charge globale. Aussi une simple tronçonneuse n’avait-elle pas suffi.  

De sa lame trop courte pour atteindre le centre, le bûcheron avait tout d’abord attaqué le pourtour, pivotant lui-même par entailles successives contre la paroi. Il engageait tout son poids contre la résistance de l’arbre.  

De ses doigts pleuvaient des copeaux odorants.  

Mais une fois la poutre faîtière découpée, la pesanteur avait maintenu les rondins en pression. Une fente entre chaque incision laissait percer le jour, mais curieusement l’architecture restait en équilibre, tel un pont suspendu entre deux continents. La force de gravité soudait ensemble les blocs. 

Il aurait fallu déloger une pièce maîtresse pour disloquer le pont. À moins de le dynamiter, comme dans les films de guerre ? 

Le tracteur devrait utiliser une ruse et tirer par l’arrière. Pris à revers, les interstices s’élargiraient, effondrant l’édifice.  

Mais l’arcade détruite, les tronçons étaient restés collés. Dans le cœur compact rendu inaccessible, le bûcheron avait martelé plusieurs coins en acier pour écarter les bords de la brèche amorcée. 

On avait dû attendre encore quelques semaines pour que la charpente cède et que se séparent – dans un craquement sec d’os qui se cassent – les quartiers adjacents. 

Seule une grue avait pu évacuer, un à un, les membres du géant sacrifié. Il n’avait plus alors subsisté dans le sol qu’une mare de boue. Traces des pneus.

Piétinements des bottes.  

Ne survivait en suspension dans l’air qu’une fragrance de bois, reliquat d’un génie vulnérable.  

Chimère sectionnée à la brisure du temps.