Passeport

Respirer. À contre-haleine du cri qui remontait en elle.  

Au moment où elle avait sorti le passeport de son sac, elle avait deviné.  

Sur le coup.  

Ça s’était évanoui en elle.  

Elle avait trahi son organisation exemplaire. Elle qui se méfiait des dossiers mal ficelés, elle s’était laissée piéger comme une débutante.  

Elle avait pourtant tout prévu, de ses chères prévisions qui étonnaient ses pairs de l’administration.  

Son doigt avait suivi le bord écorné des passeports lorsqu’ils sont périmés. Comment ce détail lui avait-il échappé ?  

Elle avait fermé les yeux un instant, espérant se tromper, puis avait osé la vérification. Le constat « ANNULÉ » était tamponné en lettres capitales et embrassait sa photo quand elle fermait la page.  

Son image avait un joli sourire de côté. Elle penchait la tête et semblait signifier qu’il fallait accepter, pour une fois, d’ajourner son projet. 

Elle avait palpé la couverture en simili cuir grenat.  

On ne voudrait jamais croire à sa citoyenneté.  

Elle aurait dû jeter ses anciens passeports. Mais ils résumaient son histoire. Elle n’avait pas voulu renoncer à la mémoire de ses voyages et les avait gardés. Ils s’étaient empilés. Nul doute que le plus ancien avait glissé à l’avant du tiroir.  

Elle allait se le découper en morceaux, se le déchirer en rentrant, car elle allait devoir rentrer, elle n’en doutait pas. Jamais on ne la laisserait passer.  

Comme elle s’y attendait, elle n’avait pu amadouer la police des frontières.  

Elle avait calculé mentalement le temps qu’il lui faudrait pour repartir chercher la preuve de son identité. Les navettes et les trains s’étaient enfilés dans sa tête, de Paris à sa province. Le total s’était affiché, comme sur une machine à sous quand elle jouait à Las Vegas : une journée entière avant de se représenter au guichet… 

C’est alors que la guigne, désarçonnée par cet effort d’adaptation mentale, avait décidé d’attaquer sur un autre front. Une feinte pour berner l’adversaire, le secouer entre ses dents comme un chien joue avec un chiffon : c’était justement un week-end de vacances. Tous les vols complets. Dans quatre jours, peut-être…  

Elle s’était demandé à quoi servaient les anges gardiens, et ce que boutiquait le sien.  

Elle avait passé en revue, au même terminal, les offres aériennes en cette fin de semaine. Pendant de longues minutes, son avenir avait flotté sur les bulles colorées d’un écran. Il s’avérait que seule une compagnie allemande avait une dernière place pour le lendemain soir. Restait à gober le montant de l’aubaine, augmenté lui aussi à la date des vacances. Elle payait cher le prix de sa malchance. 

Elle avait mesuré soudain la déception qu’elle allait infliger à l’homme qui l’attendait. Elle s’était éloignée du guichet, titubant sous ce nouveau désordre. Tout un week-end de partage qu’elle avait compromis. Et s’il allait en plus chercher un sens à sa méprise ? 

Dans le seul train où elle avait trouvé de la place, il ne restait qu’un strapontin dans le couloir. Comme tout s’enchaînait (dans une logique qu’elle avait saluée ironiquement au passage), les enfants en vacances inondaient le wagon de leurs cris. Des mères-grands se préparaient à un accueil en fanfare, à l’autre bout de la ligne. 

L’énergie épuisée continuait à filer. 

Il fallait réagir. Se blinder, ne pas se laisser emporter dans la chasse d’eau du drame.  

Faire contre mauvaise fortune bon cœur, l’expression lui paraissait abstraite. Elle avait tenté plutôt de se figurer, dans le scénario initial s’il s’était réalisé, la marche qu’elle aurait loupée sur la passerelle de l’avion, la cheville cassée ou la valise perdue. Elle était allée même jusqu’à imaginer l’appareil s’écraser. Pour éprouver, par réaction, un soulagement à sa bévue. Marcel Cerdan épargné par le sort. Mais lui, à quoi donc lui avaient servi ses poings entraînés aux combats de la vie ? 

Elle devrait s’inventer une autre fable. Rassembler toute sa force comme les danseuses en tutu se maintiennent sur leurs pointes, malgré des pieds meurtris. 

Tisser – à contre-courant des déceptions, de la fatigue aussi – une dentelle impalpable. 

Elle savait que lorsque la déveine s’acharne, rien ne sert de vouloir s’y soustraire. Pour l’instant une fatalité aveugle l’avait dans le collimateur. Mais elle allait forcément se lasser. Détourner vers un autre boxeur son parti pris de nuire. 

Elle avait soupesé autrement ce qui lui arrivait. S’allongeait devant elle une durée inédite : le premier jour de sa vie sans programme, alors que l’ordinaire était sur-planifié. Bourré de rendez-vous à l’enchaînement serré. Si bien que tout se chevauchait.  

Une tentation avait surgi : et si par exemple elle pouvait rattraper tout ce qu’en partant trop vite, elle n’avait pu boucler ? Elle voyait aussi les bons côtés, voyager sans valise – elle avait eu la chance de dénicher une consigne –, sentir en allié son téléphone mobile qu’elle portait sur sa hanche comme les femmes d’Afrique tiennent leur tout-petit…  

Elle rassemblait ce que son étourderie avait éparpillé.  

Plus elle y réfléchissait, plus elle se jugeait préservée : certes elle avait perdu sa place de retour et en outre elle atterrirait plus tard dans la soirée, mais n’était-elle pas physiquement indemne ? Et cet article qui traînait depuis un mois, n’allait-il pas enfin éclore de cet entracte forcé ? Et allez savoir si ce week-end raté n’avait pas empêché une dispute regrettable.  

Décidément, plus elle y repensait, plus ce revers-là savait se rendre aimable… 

Mais une dernière épreuve l’attendait à la descente du train, quand elle avait récupéré sa voiture au parking, ôté le cadenas du portail et éteint l’alarme de sa maison, branchée le matin même (aurait-elle imaginé revenir aussi vite ?) 

Une vague de tristesse l’avait submergée alors, si brusque qu’elle avait décidé de la laisser couler. C’était la première fois depuis longtemps qu’elle n’était pas supposée être là où elle devait. 

Elle retombait dans une adolescence incertaine, qui annulait le gain de la maturité.   

Bientôt elle s’était activée à nettoyer sa maison. Elle avait pelé des légumes oubliés et flétris, versé de l’engrais à l’orchidée moribonde.  

Ce n’était qu’un sale moment à passer. Pas une remise en cause de sa détermination à poursuivre. 

S’agissait d’extraire de ce magma la clé encore cachée.  

Le lendemain elle s’était levée sans faiblir, avait verrouillé le portail et repris son voyage en sens inverse. Non sans une perspective nouvelle sur ce qu’elle venait de vivre 

Elle avait traversé beaucoup d’elle-même en ces vingt-quatre heures où elle avait cheminé en modeste chaperon qui reste vaillant face à l’épouvante du bois, et sait garder intact dans son précieux barda son petit pot de beurre.   

© Elsa Putelat -La Cimade

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