L’amie chez qui elle séjournait au Chili se désolait : son fils adulte lui avait annoncé sans regrets qu’il partait vivre dans une autre Amérique, qui bordait de ses glaces hivernales un Canada à jamais excentré des rivages maternels.
Et soudain lui remontait en mémoire l’expérience d’autres mères. Dans une ville voisine, une amie avait récupéré par la nuque un fils échoué plusieurs fois à son Bac, et lui avait dégoté à la dernière minute une formation par laquelle rattraper son retard. Après quelques années le fils tiré d’affaires s’était retourné contre elle.
Telle autre abondamment trompée se voyait insulter par son fils – encore vingt ans après les faits – pour avoir divorcé d’un mari infidèle. Quel ressentiment tenace continuait d’agiter le fils après tant d’années, alors que la mère sans ressources essayait de survivre et que le père s’était joyeusement remarié ?
Albert Cohen avait écrit, quand tout était consommé, un vibrant hommage à sa mère. Une trajectoire bizarre poussait le fils à idéaliser sur le tard ce qu’il avait déserté.
Certes, on pouvait reprocher aux mères de veiller de trop près sur leur nichée. Mais beaucoup étaient prêtes à ne jamais revoir l’enfant pour peu qu’il soit heureux loin d’elles.
Bien sûr, certaines manœuvraient pour qu’on se plie à leurs projets, pour faire épouser le parti qu’elles voulaient. Mais ces chantages-là dataient d’un autre siècle.
Dorénavant la porte était ouverte : si les fils jugeaient qu’il y avait entrave, ils étaient libres de s’en aller.
L’inattendu était d’exciter la colère une fois qu’on a remis le pied à l’étrier de la progéniture en passe de tomber.
Le point commun était, à chaque fois, l’éloignement du père. Absent, débordé ou pas vraiment concerné, ce qui amenait la mère à gérer les tracas bureaucrates.
Un des ressorts cachés de la violence filiale tenait à cette donne moderne du père évaporé. Même si autrefois les pères déléguaient les tâches éducatives, nul n’y trouvait à redire car c’étaient eux qui contrôlaient la société.
Désormais la figure qui assurait la relève était isolée, et plus elle se montrait attentive, plus le manque enfoui devait paraître amer. Avant l’étape idéale (à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire de l’humanité) où les deux parents s’investiraient à part égale.
La crainte de l’excès ne freinait pas les fils puisqu’ils s’imaginaient que le corps de la mère était le seul obstacle à leur maturité. Grâce à l’émancipation immédiate qu’ils en tiraient, ils avaient l’illusion de se construire. Sans voir que par-delà, c’est dans leur propre chair qu’ils taillaient.
À force de renier celle qui les avait engendrés, il ne restait plus aux fils qu’à sauter à contre-pied sur cette marelle intérieure où ils chercheraient longtemps le jeu approprié.
Un jour, ils jetteraient leur palet sur la dernière case. Alors leur serait révélée la solitude de Narcisse face à son reflet.
Crédit image © Inko di Ö