Dans ce pays du bout du monde, entre les fjords où Magellan avait erré en quête de son détroit, ce qu’elle avait découvert n’était pas inscrit à son Guide du routard.
D’inquiétude, elle ne savait où asseoir son mental.
Elle s’était installée à l’arrière du pick-up loué à l’aéroport de Punta Arenas.
Ce qu’elle avait observé sur des kilomètres de pampa – toutes ces bandes horizontales où alternaient le beige et le vert – avait tiré un trait en elle.
Ces lignes du paysage avaient suturé l’entaille creusée dans son moral.
Dans ces demi-teintes apaisantes, quelques arbres émergeaient d’une forêt qui avait dû brûler. Ils se tordaient encore, et les troncs privés d’écorce luisaient presque blancs sur un ciel sans nuage.
De chaque côté de la route, des lamas intrigués balançaient un cou élégant, et des autruches effarouchées fuyaient le scandale d’être dérangées.
Les courants d’air rebroussaient les ailes des flamants, découvrant – sous leurs plumes de façade – un garni intérieur d’un vif époustouflant, que le souffle suivant recouvrait aussitôt, si bien que l’on se demandait, à l’irruption du fuchsia dans un rose si tendre, si l’on n’avait pas rêvé.
La voiture avait bifurqué alors vers des zones désertiques.
Les routes n’étaient pas goudronnées dans cette Patagonie australe.
Les cahots innombrables en secouant tous ses membres avaient fini par masser son tourment. Puis les grands vents s’en étaient emparés et l’avaient agité comme du linge qu’on étend.
Les guides avaient prévenu que ce pays aride pouvait sembler austère. Mais ces immenses espaces vides, troués de courants d’air, offraient un réceptacle aux solitudes ambiantes.
Sur tous ces kilomètres, le beige et l’ocre avaient emmailloté son âme. Les stries parallèles qui bordaient les canyons servaient de rail à sa divagation, et la gênaient pour retourner à ses obsessions coutumières.
Chatwin avait raison de dire que ces vastes étendues libéraient l’esprit de lui-même.
Elle était soulagée de se sentir téléguidée par les découpes de lumière.
Dans ce climat sauvage sur lequel les siècles avaient glissé, la lune se levait inversée : son premier quartier avait la forme du dernier croissant que l’hémisphère nord avait coutume de voir.
Elle avait salué chez cette vieille complice l’invitation à se déprendre.
II
Les vents soufflaient si fort qu’il était impossible de les aborder de front. Elle devait s’arc-bouter sur son bâton de marche pour résister à l’effet de leur déportation ; ou bien avancer à reculons mais alors, elle sentait de grandes claques la cogner dans le dos.
Elle était traversée de bourrasques.
Les vents avaient mission, dans ce décor immuable, d’inventer le mouvement.
L’erreur était de se laisser prendre à l’inertie apparente du paysage.
Les montagnes des Paine avaient surgi brusquement, dressant leurs sommets légendaires.
Les crochets de leurs pics agrippaient les nuages depuis des millénaires. Leurs pointes recourbées happaient les turbulences en manège autour de leurs crêtes.
Sans fin, les Cornes Rocheuses peignaient les assauts de l’orage, démêlaient les tresses d’air.
C’est pourquoi elle leur avait confié l’écheveau de sa peine, qu’elles avaient su effilocher et patiemment défaire.
Sa cousine avait eu moins de chance. Au détour d’un sentier, elle avait quasiment décollé. Comme le raconterait un autre blessé croisé plus tard et qu’elles repéreraient grâce à son bras en écharpe, la première sensation était inoubliable. L’espace d’une seconde, les lourdeurs s’effaçaient, et vous vous retrouviez explorateur flottant dans une apesanteur lunaire.
Il suffisait d’un angle adéquat face au vent qui se précipitait et vous soulevait de sa main de géant.
Plus dure était la chute quand le tapis volant vous lâchait.
Mais le vent pouvait tout aussi bien jouer à la balle et pousser le corps, entraîné par le poids de son sac, contre un autre rocher. De là, le tourbillon redécollait.
Il avait fallu battre en retraite des Cornes et se replier vers une aide médicale. Mais l’infirmerie du camp n’y avait pas suffi et on les avait évacués vers le seul hôpital, à deux cents kilomètres de là.
Le vent impatient y avait envoyé plusieurs autres victimes, initiées au même exercice de voltige.
C’est le cœur serré qu’elle avait dû abandonner là sa compagne meurtrie, qui n’en revenait pas que s’achève déjà son aventure australe. Elle s’était promis, en hommage à cette chute mémorable, de veiller à ne plus jamais donner prise aux dégringoles du vent.
Ainsi, mieux avertis sur les risques que font courir les pulsions indomptables, ils avaient retrouvé leur chemin et traversé de nuit la frontière argentine, alors que la flambée du ciel poussait sa rage au loin et que de nombreux lièvres, aussi grands que des chiens, se jetaient sous leurs phares.
Chaque coup de frein augmentait les cahots sur une tôle ondulée impitoyable aux reins.
III
Il ne restait plus qu’à affronter une avalanche de glaces qui s’était déversée au fond d’un cirque, sur un recoin de lac.
Les stries ocres de l’interminable pampa s’étaient fendues d’une incise turquoise – la plus large réserve d’eau tapie au creux des Andes.
Ils avaient loué une embarcation sur le lac rabroué de rafales, où l’écume blanche volait dans la furie des vents.
Ils avaient longé quelques icebergs d’un bleu pharmaceutique. Quand un morceau se détachait, sa partie immergée basculait. Le bloc en déséquilibre balançait, oscillant interminablement sur lui-même, jusqu’à ce que la masse se stabilise et que cesse le tangage.
Elle avait senti qu’elle était arrivée au but de son voyage.
Sur un fronton de cinq kilomètres s’avançait vers elle un rempart imprenable, fissuré de crevasses qui, dans une blancheur de neige douloureuse au regard, exposaient leurs failles d’un bleu ultramarin.
Et c’est là, au pied du mastodonte – le seul glacier au monde à se déplacer aussi vite tous les ans, qui pétaradait à chaque coulée de plomb –, qu’elle avait déposé son sac à dos mental.
C’est là, dans un autre hémisphère, que son malaise en fuite était venu buter contre un bélier de glace.
Elle avait entendu enfin en elle se concasser et fondre, si loin de ses terres habituelles, la folle angoisse des mères, dont avait eu raison l’immensité sauvage d’une péninsule au bout de l’univers.