Dans un livre rédigé par une de ses amies, la narratrice s’interrogeait sur la distance mystérieuse que son père avait gardée vis-à-vis d’elle. Ce n’est qu’après sa mort qu’elle avait identifié la dépression qui en était la cause : le garçon avait été conçu quand son frère aîné s’affaiblissait et mourait d’avoir, à l’insu de sa mère, avalé la broche qui fermait sa brassière.
L’épingle s’était piquée dans la gorge et, recouverte de chair, l’avait progressivement asphyxié.
On imaginait le remords de la mère quand avait été trouvé le secret de ce dépérissement.
Trop tard.
La culpabilité avait contaminé le fils suivant qu’elle portait. Il était né neurasthénique, et avait traîné toute sa vie une morosité maladive qu’aucun électrochoc de l’époque n’était parvenu à guérir.
Les malchances s’étaient donc succédé en séries. La mère avait dû se ronger de sa négligence et, ironie suprême, avait empoisonné son deuxième enfant qu’elle aurait voulu plus que tout épargner.
Ce récit avait éveillé chez la lectrice le souvenir d’une mésaventure semblable survenue dans sa famille : n’était-ce pas son arrière-grand-mère qui avait, sur ordonnance du médecin, mis trop longtemps son bébé à la diète pour le guérir d’une dysenterie, au point que le petit était mort – il avait bien fallu prononcer le mot – de faim ?
L’arrière-grand-mère en était devenue dépressive elle aussi, et avait bientôt laissé veuf un mari qui n’avait rien vu venir.
Si malgré la volonté de bien faire, tant d’épines avaient obstrué des gosiers innocents, chaque mère pouvait se demander où s’était fichée la pointe de sa propre incurie…