« Le bébé »

Le plaisir devant son petit-fils nouveau-né était accru par le fait qu’il réveillait en elle le souvenir heureux de sa découverte du bébé – sa peau chaude et veloutée, l’odeur de bain laiteux dans les plis de chair rosée, ses gloussements pour qu’on le soulève une fois son estomac rempli, son frétillement de triomphe à être enfin saisi par les mains qui se tendaient. 

La fête des corps était venue apaiser ses doutes sur la maternité.  

L’autre étonnement était que cette fête du bébé la replaçait dans une circulation familiale des plus inattendue.  

Non seulement elle était éblouie, telle qu’elle l’avait été jeune mère, des bourrelets de chair dodue, des rires éclatants de santé, mais telle qu’elle se souvenait que sa mère l’avait été aussi quand elle, la fille, lui avait présenté son bébé pour la première fois.  

En outre elle sentait que cet enthousiasme, elle le partageait d’une façon imprévue avec sa mère qui était confortée dans l’absolu de son adhésion au bébé par son statut nouveau d’arrière-grand-mère. L’approche de la mort transformait le petit en exutoire précieux pour l’aïeule, peut-être le seul valable à la disparition annoncée.  

Elle-même en tant que fille s’acceptait comme auxiliaire d’une félicité nouvelle qui rajeunissait sa mère. Sans ignorer que cet accord recouvrait un malentendu qui n’avait jamais été levé. Au téléphone elle lui détaillait – dans une allégresse qui, elle le sentait bien, frôlait parfois l’excès – les dernières prouesses du bébé. 

Pour une fois qu’elles avaient une réaction commune, elle n’allait pas s’en priver.  

Elle lui livrait tous les ingrédients – l’appétit du bébé, sa frénésie à voir ses besoins satisfaits – de ce qui constituait à présent leur ravissement commun. 

Et alors qu’elle énumérait les premières bêtises du bébé – la purée renversée dans l’impatience d’être rassasié, la corbeille du salon malencontreusement tombée qui roulait plus loin chaque fois qu’il l’attrapait – elle s’étonnait des rires qui éclataient à l’autre bout du fil, dans une voix qu’elle croyait rétrécie aux plaintes de vieillir –, d’un coup la mère se rebranchait sur le plaisir.  

Elle lui avait raconté que récemment elle avait donné au bébé un bout de gâteau tendre, elle avait cru qu’il l’avait avalé, mais en fait il l’avait plaqué contre son palais d’un coup de langue car il croyait téter, si bien qu’ayant répété plusieurs fois l’opération, elle s’était soudain avisée qu’une grosse réserve de gâteau était collée dans la bouche du bébé.  

Elle s’en était rendu compte au fait qu’il continuait à laper, même quand elle avait cessé de lui tendre un morceau à manger. Elle avait compris, – un peu confuse de son étourderie malgré l’absence de risque réel pour le bébé, et ne pouvant s’empêcher quand même d’en rire tant il était mignon à sucer dans le vide –, qu’il essayait à sa façon de décoller l’emplâtre qui s’était amoncelée et qu’il gardait, tel un hamster, en prévision d’une pénurie possible. 

À ce rire contagieux, elle s’émerveillait de tant de pouvoir chez un bébé qui, introduit dans l’intime des familles, réussissait, de ses huit kilos d’innocence bien lovée, à dissoudre le cal des tensions inavouées. 

Elle était surprise qu’il provoque une exaltation aussi forte, tant se prolongeaient les rires qu’il avait suscités. 

Comme il gloussait à chaque balle rouge qu’il recevait sur le nez, l’arrière-grand-mère qu’il excitait de loin – de façon disproportionnée, d’un délire sans mesure avec la cause de son hilarité – riait aussi de l’unique jeu apte à la détourner de sa vie de tourments. 

Le bébé était devenu cette balle de caoutchouc lancée à la génération en passe de s’éclipser. 

Voilà qu’au milieu de tout ce qui avait miné son existence, résonnaient soudain les cris joyeux du bébé ; ils rouvraient tout un pan de délectation oubliée. Imitant la forme de légèreté qu’elle entendait, l’aïeule riait comme le bébé, à gorge déployée, conquise par l’image de sa propre survie dans le livre des reflets. 

Elle-même propulsée d’un échelon dans l’histoire familiale, la fille était rattrapée par un modèle qu’elle avait voulu autrefois éviter. Mais résolue à ne pas gâcher leur plaisir (même si ce culte de la procréation l’avait toujours agacée), elle avait ri aussi.  

Et maintenant qu’elle était en position d’être initiée à son tour, elle se découvrait inexplicablement émue de reconnaître dans les traits du bébé (la petite langue tirée, le fin duvet sur le crâne sans cheveu) ceux d’antan de sa fille, et de ressentir – à cette continuité – une sorte d’accroissement dans son identité qui se trouvait stimulée aussi, il fallait bien en convenir, au simulacre de ce duplicata charmant.