Gestation

C’est sa fille qui enfantait.

À quand exactement remontait leur dernière entrevue ? Elle l’avait observée à son troisième mois, munie d’un petit ventre rebondi.  

Et elle l’avait retrouvée, un mois plus tard, bien installée dans une ampleur accrue, dans une maternité sûre de son emphase, qui ne refuse plus dans le train la place qui lui est due.  

En si peu de temps, sa fille avait mis les bouchées doubles à l’ouvrage.  

Comme si le corps rassemblait ses forces, entraîné par son poids. Et que le ventre s’enhardissait d’une fécondation désormais évidente. 

Sa fille n’avait plus l’œil inquiet et un peu incrédule du début des grossesses. Les cernes, glanés à l’inconfort des nuits, accusaient l’insomnie. Et déjà un coussin la soutenait, discret au creux des reins.  

La main posée sur le ventre, typique de son état, semblait dire au monde de courir où il va, le fruit de son partage était la seule affaire qui vaille… 

Elle reconnaissait cette sécurité muette qui, pour quelques mois, renoncerait aux questionnements oisifs ; et une indifférence nouvelle aux tragédies de la planète.  

Elle enviait cette autosuffisance qui immunisait sa fille dans une bulle de survie.  

Comme si, héritière de tropismes invincibles, elle avait déjà éteint sa télévision pour entrer dans le grand flux cosmique. 

Un peu comme l’écriture, qui tire d’elle-même sa propre subsistance. 

Telle une pâte au levain, la chair qu’elle avait engendrée fermentait à son tour.  

Depuis combien de millénaires les ventres de sa lignée s’enflaient-ils pour participer fidèlement à l’aventure humaine ? 

Quelle même confiance avait, à travers siècles, poussé au courage les novices craintives ?  

La voyait-elle, du fond de son éternité, la première qui avait tendu aux autres le relais ?  

Pas une n’avait rompu le fil…  

Par cette synchronisation à distance, les ventres fertiles avaient assuré la continuité d’une famille, tantôt perchée au faîte de l’échelle sociale, tantôt endeuillée de veuvages qui la faisaient fléchir.  

Les naissances étaient rythmées par ces pulsations régulières qui, un jour, délivreraient sa fille, comme un mollusque marin s’étend et se replie dans une de ses contractions sans fin.

© Anita Hellein