Abois

Son rapport au temps était devenu compliqué.  

Elle ne pouvait plus accueillir une soirée sans en évaluer le potentiel d’alarme.  

Elle ignorait comment ce trouble l’avait infiltrée, tel le nénuphar enserrant lentement les poumons de Chloé. 

L’anxiété produite par toute obligation tuait dans l’œuf le plaisir des rencontres.  

Si les interlocuteurs n’avaient pas de domaine officiel de création, elle paniquait à la menace de s’ennuyer. Mais s’ils bénéficiaient d’un talent reconnu, elle s’inquiétait de son insuffisance face à leurs compétences présumées. 

Elle oscillait sans cesse sur la corde raide qu’elle se tendait, par peur de ne pas être à la hauteur d’une représentation qu’elle seule se fabriquait. 

Ce tracas était d’autant plus infondé qu’une fois en piste, plus rien n’y paraissait.  

Tout dans la vie des autres l’intéressait et par ses questions, elle savait dérider le visiteur craintif ou valoriser la mère de famille qui croyait n’avoir rien à dire d’un temps effiloché.  

Ce n’était donc pas affaire de timidité. 

Elle se revoyait tenaillée par une invitation à un déjeuner de campagne. Une surcharge d’agenda ne pouvait expliquer sa panique instinctive au milieu de l’été et pourtant, pendant plus d’une semaine, elle s’était sentie traquée à cette perspective.  

Or elle s’était bien divertie avec son voisin de table qui s’était avéré être un artiste local, l’aubaine était de taille : il lui avait raconté l’histoire de ses sculptures, les commandes singulières qu’on lui avait passées. Il avait même enchaîné sur ses peines de cœur.  

L’ironie est qu’elle tirait finalement de ces échanges plus de délectation que d’autres plus sociables qui s’ennuyaient parfois. 

Mais elle ne savait comment vaincre cette impression d’être cernée au moindre engagement. Désormais un simple rendez-vous en début de journée lui faisait mettre en place toute une gymnastique inconsciente pour le différer jusqu’au soir.  

Elle aurait voulu savoir si cela s’attrapait par hasard ou se communiquait, pire, si on le transmettait.  

Peut-être que vieillir développait un sentiment d’urgence.  Car avec le temps, son malaise avait pris de l’ampleur.  

À moins qu’il ne s’agisse d’un syndrome somme toute banal, frappant pareillement, sans qu’ils l’avouent, beaucoup d’humains aux abois.  

Ainsi le mal pouvait progresser aussi vite en société que la marée autour des randonneurs en marche, poursuivant son avance insidieuse – sûre de dissoudre les résistances de sable.  

Crédit image © Philippe Geluck, Éditions Casterman