Demeures

Elle déménageait fréquemment.  

Aussi avait-elle eu le temps, en matière de logement, d’affiner ses critères. 

Elle aimait les cadres qui transportent l’âme par leur volume ou leurs jeux de lumière.  

Exercer, dans ce domaine, la démesure la plus saine entretenait au quotidien un bouleversement salutaire.  

En recherchant l’éclat d’un paysage, on apprenait que la beauté n’avait rien de facile, qu’elle torturait d’une relance insatiable. 

C’est à cette école d’exigence que la contemplation cachait sa face austère, le refus de transiger sur une hygiène de vie, de sacrifier au compromis la saveur de l’excès.  

Un jour, elle avait retrouvé par hasard un de ses anciens logis : il était assis à l’entrée d’une forêt, entouré d’un talus verdoyant en haut duquel elle avait vu une petite laie.  

C’est de ce logis que, dix ans auparavant, elle enfilait ses bottes à l’aube quand elle voyait une charrue de nuages, poussée par le soleil levant, ensemencer le ciel, et qu’elle courait jusqu’à l’étang voisin. Elle vivait là quelques minutes d’extase devant le paysage électrisé. Le métal du ciel se réfléchissait à la surface de l’eau fourragée par le vent.  

L’étang devenait un gigantesque chaudron de braises. 

Écarquillant les yeux, elle assistait à une scène prodigieuse où fusionnaient les éléments. Elle se tenait délicieusement captive sous le dôme de feu. 

Ce jour-là, elle avait garé sa voiture auprès du même étang, hésitant à se confronter à une réalité vidée de son attrait. D’autant que le chagrin de l’expulsion l’avait longtemps poursuivie : le propriétaire avait brusquement décidé de reprendre sa maison.  

Cédant à la curiosité, elle s’était engagée timidement dans la cour d’entrée pour découvrir avec stupéfaction (et non sans une certaine fierté) que son logis d’élection avait été transformé en un gîte cinq étoiles. La ferme mitoyenne avait été annexée à l’ancien relais de chasse. Une piscine y avait été construite, lambrissée d’élégantes dalles en marbre noir 

Soulagement de voir qu’avait été conservé le bow-window d’où elle avait l’impression d’être assise en plein champ.  

Par la porte entrouverte elle avait constaté que le salon avait doublé de taille. Au décor primitif avait été ajoutée une gamme de matériaux contemporains, donnant l’illusion de traverser le temps.  

Elle avait réprimé un pincement de cœur que tant de beauté lui soit désormais interdite. 

Mais le cadre incomparable avait été reconnu, ce qui prouvait la justesse de son choix.  

Elle savait qu’en ouvrant le spectacle au public, le propriétaire avait perdu ce qui en faisait la valeur  : sa richesse imprenable aux regards.  

La beauté ne pourrait jamais être annexée. En recevoir la confirmation la dédommageait de son exil. Elle n’éprouvait que commisération pour ceux qui avaient usurpé sa place et rempli la demeure de commodités inutiles. 

L’âme du lieu lui restait, et rien ne pourrait empêcher qu’ait été vécue là une aventure insoupçonnable. 

Elle se souvenait d’avoir prêté un jour ce logis à une amie pour une fête familiale.  

Avant de partir sur la pointe des pieds, laissant l’immense table magnifiquement dressée, aux couverts étincelants et aux plats d’argent soigneusement astiqués –, elle avait posé à droite de chaque assiette une fleur cueillie à son massif de rhododendrons parme.  

En se retournant avant de quitter la pièce, elle avait été fascinée par ce repas qu’avaient déjà entamé des convives invisibles, – chacun, à sa place, vivifié par ce carillon de mauve qui marquait une drôle d’inversion : le surgissement de la flore transformait la maison en un immense parterre jubilant de couleur.  

La salle à manger était devenue un bosquet fleuri où dialoguaient des êtres immatériels penchés à l’oreille d’autrui, comme acquiesçant au postulat que s’offrait là, à l’œil avide, une seconde inestimable où les repères se confondent et où le cœur – convié à un festin richissime, à une fête très sélecte où l’on n’entre que sur invitation – s’enthousiasme de participer brièvement à la muette harmonie du monde.