Vortex

Un pantin difforme s’agitait sur la scène.   

Sa silhouette énorme, inhumaine, avançait en zombie ballonné, empêtré dans son poids.  

Le chapeau, qui pouvait laisser croire qu’il s’agissait d’un homme, recouvrait une tête cernée de bandelettes blanches.  

Une momie ficelée revenait se venger de ses tueurs.  

L’homme scotchait ensemble des sacs bicolores, les lançait sur la piste étranges émanations qui s’étaient mises à danser comme des poupées dociles.  

Elles voltigeaient au gré de larges ventilateurs, disposés en cercle tout autour de la scène.  

Les petits corps gigotaient, poussés par un esprit indépendant.  

Il était étonnant de voir de vulgaires poches devenir les réceptacles d’une énergie hilare, et presque des objets d’art. 

Elles échappaient par jeu à leur créateur. 

Il avait réussi à en cueillir plusieurs, à les asseoir sagement dans un parapluie retourné qui simulait une barque.

Ils avaient vogué quelque temps, lui, au gouvernail de cette drôle d’arche, jusqu’à ce qu’il s’en débarrasse soudain dans la poubelle du vent.  

Là, elles avaient repris leur ronde déjantée en se dandinant follement. 

Il y en avait une dizaine à voltiger à des hauteurs diverses.  

Des aimants qu’on devinait cousus à leurs membres les ramenaient sans arrêt au sol où elles s‘affalaient avec lourdeur, avant de repartir de plus belle.  

Formes sans fin changeantes, qu’un simple souffle détournait de leur projet instable.  

Des girouettes auxquelles un claquement de doigt suffisait à donner consistance.  

Chaque rafale inspirait des rebonds capricieux à leurs déhanchements.

Ce n’étaient que corps désarticulés, privés de leur racine, malléables sous l’arc impérieux du vent.  

Puis la figure monumentale avait entrepris de se dépêtrer de sa carapace noire.  

Contorsions de chrysalide pour s’extraire de sa gaine.  

Et brusquement, ce sac enlevé avec difficulté laissait le corps inerte, épuisé du combat.  

La housse noire était investie par le vent qui s’excitait à cette prise nouvelle.  

Elle poursuivait seule son ascension, colonne aspirée magiquement vers le toit. 

Ce sac gigantesque mimait une valse en solo. Il se penchait en avant puis se trémoussait, pour valdinguer cul par-dessus tête au moindre courant d’air.  

À croire qu’il y avait une personne là-dedans.  

Mais la libération n’était que provisoire : le corps ankylosé sortait de son engourdissement pour arborer une autre couche, de blancheur sculpturale. Il semblait méditer sous son capuchon de moine.  

De combien de pelures ce pierrot devrait-il s’affranchir pour rejoindre son identité véritable ? 

Quand, à son tour, le fantôme avait balancé sous la pression du vent, son complice en blanc s’était éveillé et relevé de terre.  

Il avait tenté d’attraper la chimère – mais autant saisir la mouvance du Temps. 

Il était parvenu enfin à l’attirer à lui, avait engagé quelques pas de polka avec sa dépouille fidèle, son écorce exactement complémentaire.   

Cette défroque sombre représentait-elle le désir trop infamant pour se dire ? À moins que ce ne soit une épure idéale.  

C’est alors qu’une longue extirpation avait commencé. L’être au sexe indécidable avait tiré de ses entrailles, poignée après poignée, en un millier de fois toujours plus saccadées, des lanières de plastique attachées bout à bout qui s’enroulaient étroitement tout autour de sa taille, sous le caoutchouc de sa combinaison aux recoins insondables.  

Il s’éventrait progressivement.  

Vocation contrefaite de tout donner de soi.  

Mais il y en avait des kilomètres. De ce corps obèse, gesticulant, émergeait un geyser de cordelette noire, piquetée d’étincelles écarlates qui s’envolaient aussitôt, balayées par l’ouragan.  

Il donnait aux oscillations du plastique luisant, violacé par endroits, l’apparence d’un sabbat.  

Une flamme arrogante se tordait, infléchie sous les coups assourdis d’un tambour lointain. 

Enfin la forme mutante était sortie de sa cagoule opaque : autant de rôles dont on l’avait affublée sans qu’elle s’en aperçoive.  

Le reste de la silhouette se dégageait peu à peu et du profil dénudé avait pointé un ventre proéminent.  

Combien de sacs empilés encore là, en stockage prévoyant.  

Cet être, devenu clairement femme, avait mimé bientôt l’enfantement.  

Il avait hissé d’entre ses jambes un sac démesuré que le projecteur avait transformé en voile incarnat au creux duquel la parturiente s’était lovée, troquant son statut maternel pour celui de fœtus engendré.  

Ce modèle-là unissait tous les âges.

On se demandait combien d’étapes seraient nécessaires pour accoucher de soi. 

Avait débuté alors une passe éreintante : du sol avait grandi une torche vibrante dans laquelle le corps s’était enroulé.  

La forme avait entamé une valse, enlacée à sa partenaire juste née.  

Par moments le rideau rouge claquait sur l’océan comme une voile bousculée par le vent. 

Après un interlude qui avait maintenu le public dans une obscurité totale, la femme avait repris son œuvre de dépouillement.  

Avec les dents elle avait arraché le filet invisible qui la recouvrait d’une espèce de collant.  

Sa peau exhibée, elle avait sombré dans la joie infernale de se dérober à ses incarnations multiples, enfin nue dans une impudeur royale. 

Son corps-cabas frémissait, libre de ses emprunts forcés, jailli du cocon mortifère des attentes sociales. 

Elle avait perdu toute sa gaucherie. 

Elle dansait légère, secouée par le rire, épuisée aussi de l’effort insensé d’avoir taillé à vif dans les normes de genre, pour trouver sa nature secrète dont nul n’aurait imaginé la finesse primitive.

© Phia Ménard