Seniors

Ce matin-là n’avait pas une ride.  

Pas un essoufflement dans le bleu qui se voulait tonique.  

La mer, gagnée à ce répit, avait déplissé ses vagues et se dandinait mollement, adoucie comme un lac. 

Elle remarquait les êtres vieillissants qui circulaient sur la « Promenade du Clair de Lune ». N’avait-elle pas usurpé son nom, celle-là, à l’heure où la lune bondissait sur le tapis noir qui recouvrait la mer, désertée par les seniors couchés au poulailler du soir? Et eux, étaient-ils si pressés d’écourter la fin attendue de l’histoire ? 

Elle dévisageait les figures froissées, les nez qui émergeaient du séisme des âges, nichés au milieu d’un tsunami de vagues. Les béquilles qui soutenaient la marche, devenue un exploit.  

Ce jour-là elle avait surpris une vieille dame encombrée de ses cannes qui, pour éviter un détour, cherchait à enjamber une chaîne tendue au ras du sol, en travers de sa route. Au moment où l’inconnue parvenait à hisser un pied à hauteur de l’obstacle et, en équilibre instable, mesurait son audace, leurs regards s’étaient croisés.  

S’était échangée entre elles l’interrogation muette sur l’opportunité de poursuivre une aventure aussi déraisonnable.  

Elle-même mesurait les séquelles d’une sciatique tenace. L’arthrose creusait les cartilages lentement, et tailladait la marche.  

Elle se demandait comment tous ces corps ne hurlaient pas, là, sur la promenade des désirs clopinants.  

Personne ne se doutait.  

Il fallait prévenir les autres, sonner l’alarme. 

Elle se rappelait qu’il n’y avait pas si longtemps une de ses amies, de quinze ans son aînée, l’avait observée, elle, et détaillé son cou de quadragénaire solide comme un marbre sculpté, et sa peau encore lisse de taches. Puis, avec l’œil de l’enfant convoitant une friandise hors de sa portée, elle avait déclaré « encore appétissante » la jeunesse qu’elle enviait.  

Quand on bénéficie soi-même de la comparaison, on ne saisit pas l’injustice d’être dépossédée.  Ni le renoncement qui s’invite au miroir des cadettes épargnées.  

Depuis, elle avait rattrapé son retard. 

C’est à son tour qu’elle lorgnait le prodige d’un décolleté intact que les jeunes inconscientes exposent sur la plage.  

Une peau qu’elles laissent cuire sans même la protéger et des lèvres framboisées, au contour impeccable, dont aucun crayon n’a altéré encore le dessin régulier.  

Le propre d’un trésor, d’être dilapidé. 

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