Elle se sentait taraudée par le nombre de livres qui s’empilaient, et par son projet utopique de tout lire.
Ce qu’elle réussirait à parcourir était une goutte d’eau dans l’immensité des ouvrages qui s’offrait pour apaiser à la fois sa curiosité naturelle et les attendus de son métier.
En outre le déménagement qui s’annonçait la forcerait bientôt à se défaire de ses livres (une amie retraitée lui avait montré l’exemple de cartons entiers envoyés par bateau aux bibliothèques d’Haïti), de tous ces témoins qui avaient jalonné son histoire.
Elle balançait entre cet intérêt de l’esprit qui l’aiguillonnait, bien sûr, comme par le passé, et la conscience de la vanité qu’il y avait à espérer en garder à terme un quelconque souvenir.
La tâche était non seulement démesurée, mais nécessairement remise en cause dans un avenir plus ou moins lointain, à une date butoir où tout se désarticulerait.
Restée sur sa faim, elle entrevoyait déjà le moment où son estomac rétrécirait, comme sous l’anneau que l’on pose aux patients atteints d’obésité : de toutes façons la mémoire vieillissante limiterait l’appétit de savoir qui demeurerait – par la force des choses – insatisfait.
Elle pensait aussi à tous les textes qu’elle n’aurait pas le temps ni l’habileté d’écrire.
Il lui restait à consigner l’histoire de l’impuissance où elle était, avatar ironique d’une œuvre inachevée.
Crédit image © Brian Ushing, Lady Vanitas, 2021