Antidote

Si l’on était capable de s’empoisonner la vie sans raison, on pouvait aussi se l’adoucir pareillement. 

Elle se souvenait d’une tracasserie technique, un emploi du temps mal fagoté qui l’avait passablement énervée en la forçant à décaniller plus tôt le matin de chez elle pour se rendre au bureau. Elle avait proposé l’astuce d’un changement de salle, ce qui lui aurait permis de ne pas se presser ce jour-là.  

Sur le moment elle s’était enthousiasmée de sa trouvaille. Le soir elle s’était endormie rassérénée par la combine qu’elle avait dénichée.  

Lorsque quelques jours plus tard la solution s’était avérée impraticable, rien n’avait pu supprimer le premier bénéfice qu’elle en avait tiré : il diffusait encore son action apaisante sur les ondes cérébrales.  

Même après avoir reçu la preuve que c’était infaisable, elle gardait encore cette légèreté d’avoir pensé saisir – quoique brièvement – le remède adapté. 

Elle expérimentait d’autres jubilations, tout aussi illusoires. Ainsi enregistrer une émission la contentait au point qu’elle se passait parfois de l’écouter : d’être prise en compte, son envie était comblée.  

Offrir à une amie le livre qu’elle-même avait envie de lire la délivrait de sa curiosité.  

Tout comme rédiger une réponse ne nécessitait pas de l’envoyer : en écrivant ce qui la taraudait, la tension était en partie évacuée. Il lui arrivait même de carrément l’oublier et de la retrouver dans ses brouillons. Elle revivait alors, par une détente renouvelée, l’accalmie initiale qu’elle y avait goûtée. 

 Peu importait, finalement, qu’une inquiétude soit levée par simple procuration. 

De toutes façons l’équilibre intérieur n’était qu’un montage élaboré par le mental. 

Le tour qu’elle se jouait était encore plus net quand il la rabibochait avec un protagoniste coriace. Après une discussion, elle ne voulait pas relancer une polémique indélicate ; alors elle achetait un livre qui allait dans le sens de sa démonstration. Mais elle le gardait dans son placard, obtenant ainsi un double profit à son acte : la satisfaction d’avoir posé un geste illustrant le message qu’elle voulait faire passer (et destiné à ramener l’autre à plus de nuance dans la pensée) ; mais le gain se doublait du soulagement d’avoir réussi à ne pas le blesser, à ne pas le forcer dans ses retranchements, et cette libéralité augmentait l’avantage d’avoir défendu ses idées en achetant l’ouvrage.  

Ainsi, la félicité dépendait peut-être d’une aptitude à se choisir la fiction la plus gratifiante au moral, à s’autoriser une euphorie même née de l’imagination, à flatter l’adversité dans le bon sens du poil… 

© Jacques Rouxel