Battue

Autour de l’étang les fougères commençaient à roussir. 

Beau matin pour mourir, en ce début d’automne. 

La lumière traversait les gouttelettes d’eau suspendues aux herbes translucides. Les chênes monumentaux projetaient encore l’ombre de leurs fantômes dans l’allée centenaire. Mais déjà le soleil escaladait la façade, fourrageait la bignone qui sonnait le clairon de ses hampes de cuivre.  

Elle savait que c’était l’heure.  

Les temps étaient venus, préparés avec soin par une troupe aux aguets.  

Depuis deux semaines, ils veillaient.  

Lui, bon enfant, avait dû entreprendre une ronde solitaire et rentrer fourbu de ses coucheries nocturnes.  

Il avait dû se vautrer dans une bauge de glaise et, en se relevant, avait répandu sur les feuilles une boue imprudente qui signalerait son passage. 

Elle s’était demandé si elle le préviendrait. C’était trop dur de tenir le secret. De savoir qu’autour de lui, inconscient, s’organisait la croisade.  

Inconnue de lui seul.  

Elle méditait sur ce qui les séparait, sur l’avantage pour elle qui savait.  

Elle voulait lui dire l’urgence de déguerpir.  

Mais peut-on différer le rendez-vous fixé sur l’agenda du Temps ?  

Et de cette supériorité que sur lui elle avait, quelle conclusion tirer ?  

Que tous ici, même les fusils experts, étaient programmés à leur perte.  

Que la mort les surprendrait le jour même où le ciel le plus pur leur donnerait l’illusion de durer. Encore heureux si c’était sans souffrances. 

Il gisait là, encore chaud. Un vieux mâle de quatre-vingts kilos.  

En entendant les chiens, il avait tenté de filer vers le champ de maïs mais au moment de l’atteindre, il avait roulé sous les balles. 

Il avait tout dévasté sous sa masse paniquée.  

Un chasseur l’avait achevé en lui tranchant la gorge.  

C’est alors qu’elle était arrivée, alertée par les cinq appels de cor, signal convenu en vénerie pour annoncer la prise. 

Les chiens étaient dressés à mordre sans nuire au butin.  

L’épaisseur de la couenne permettait aux crocs de pincer une oreille ou d’arracher la peau, sans abîmer la chair.  

Ils secouaient la bête en tous sens, comme on tire son voisin par la manche, hurlant de colère dans un tintamarre d’aboiements.  

Les chasseurs excitaient ce défoulement de violence.  

Sans doute jugeaient-ils la récompense suffisante pour les remercier de leur flair : ils les contentaient d’un semblant de festin. Et s’amusaient de voir que ce leurre grossier dupait l’imaginaire des chiens.  

Ils leur accordaient cette largesse, pour bien marquer la différence avec eux qui maîtrisaient leurs instincts, et se prouver qu’ils n’avaient rien de commun avec la sauvagerie qui se jouait sous leurs yeux. 

Ce n’est pas tant, d’ailleurs, qu’elle en voulait aux chasseurs. Juste satisfaits d’avoir bien géré le danger. D’avoir débarrassé le plancher d’un intrus incommode.  

L’un d’eux, ancien boucher, avait fait une incision sous la queue du cadavre.  

Il en avait extrait deux poches entourées d’une membrane épaisse qu’il avait crevées de sa lame. Il les avait distribuées aux chiens, en dindons de la farce.  

Tout le monde avait ricané, gêné, à ce symbole d’une puissance convenue et désormais défunte.  

D’une virilité amie, qu’ils regrettaient peut-être d’avoir dû sacrifier. 

Un chien tout petit, enfantin, léchait en silence la plaie au flanc de l’animal.  

Un délice clandestin. 

À elle, on avait dit qu’elle était vengée de celui qui avait embouti, cinq ans plus tôt par une nuit de pleine lune, l’avant de sa voiture.  

Mais ce corps sanglant n’avait rien à voir avec l’image fabuleuse qu’elle gardait du bolide phosphorescent de lune, arc-bouté en plein vol au-dessus de ses phares… 

Deux renards en plus, imprévus au programme, avaient augmenté le trophée. Un couple de badauds qui avaient compris trop tard à quel traquenard leur voisinage les avait condamnés. Ils avaient essayé de s’enfuir.  

Mais y a-t-il une issue quand on est soi-même accusé de franche sauvagerie ? 

Ces deux-là, tirés par les pieds, étaient venus s’aligner aux côtés de leur ancien camarade.   

Leur langue pendait hors du museau pointu, que les chiens mordillaient. 

Non, elle ne savait pas s’il convenait de tellement se réjouir.  

En tuant la victime alibi, délivrait-on pour autant les humains de leurs pulsions primitives ?  

Sous le corps inerte, indifférent à ses persécuteurs, se taisait la part indomptée de chacun.  

Elle était presque déçue que le corps du monstre, mesuré et pesé, gise à ses pieds, dépenaillé de gloire.  

Elle l’aurait voulu encore vivant et libre. 

Comme toutes les représentations mentales quelque peu excessives.  

Mais pas démystifié.

Il y avait du Mâtho dans la figure hirsute qu’on avait sacrifiée.  

Était-elle Salammbô, à pencher du côté du géant interdit ? 

La nuit suivante, elle s’était avoué qu’elle se sentait seule dans sa maison des champs, sans l’animal absent de son roncier.

Force était de reconnaître que la figure du barbare pouvait engendrer la nostalgie, loin des solitudes civilisées.

© Victor Prouvé, Salammbô, 1893