Stop

Elle avait malgré elle freiné une nouvelle fois.  

Et comme l’ordonnait le panneau à l’angle de la rue, elle avait cédé la priorité aux autres véhicules.  

Sauf qu’il n’y avait aucun embranchement sur sa droite. 

Elle pestait contre ce réflexe ridicule, cette soumission spontanée à la loi.  

Pourtant elle le savait, qu’on avait accroché les panneaux prématurément, alors que le carrefour était encore en travaux.  

Le fait est que la bretelle qui devait s’y adjoindre n’avait jamais été finie. La route semblait un instant dessiner un virage, mais son moignon restait fermé inexplicablement, cerné de barricades qu’on avait négligé d’enlever. 

La facture était-elle excessive, ou le contremaître avait-il déserté le chantier ?… 

Elle se heurtait à une aberration, à la présence dissuasive d’un panneau inconvenant à cet endroit. Mais le comble consistait toutefois à le respecter, à marquer le stop alors quon se sait mystifiée. 

Chaque fois elle oubliait que c’était un faux croisement (car elle ne pouvait invoquer l’excuse de ne pas le savoir), et quand par hasard elle s’en souvenait, elle ne contrôlait pas le réflexe de freiner.  

Elle était asservie à une obéissance machinale. 

Elle se disait que si une seule sommation la trouvait consentante, acquise corps et âme à une injonction contestable, il devait y avoir d’autres champs où l’interdit social exerçait une censure à rebours du bon sens, mais qu’elle respectait instinctivement, par simple facilité ou par économie de temps. 

De combien de démarrages impromptus, de combien d’accélérations fantasques sa vie était-elle amputée ?  

Chaque fois qu’elle marquait stupidement l’arrêt comme un chien bien dressé, elle s’en voulait de ne pas garder plus de recul critique, de donner tous les gages de docilité où il eût été plus malin de ménager face aux normes une distance préventive, un sage retranchement.  

Ainsi le gâteau quitte son moule bien huilé : il se détache sans regret des parois adhésives où il ne laissera de lui nul souvenir, où rien ne restera collé de sa première substance. 

Crédit image © Vivien Gamba, Saint Teneban, La Vallée des Saints