Le voile noir

Sur scène, Jésus Christ (car à n’en pas douter c’était lui) traînait une large vitre à la place de sa croix.  

Il s’écorchait les mains sur les bords mal taillés.  

Il peinait à porter une charge aussi pesante.  

L’absence de prise ralentissait sa marche.  

De temps en temps il s’arrêtait, tournait autour de la vitre pour saisir, de la réalité, un reflet plus exact. 

Sa nudité était son unique vêtement. 

Bientôt il s’était agenouillé en leur montrant ses fesses.  

Puis, sans attendre la lance qui lui transpercerait le cœur, il avait fait mine de s’enfoncer une pointe de verre dans le corps. Comme par volonté de choisir son martyre. 

Sauf qu’il se l’était enfoncée dans l’orifice le moins noble, utilisé en espace parodique. 

Le public avait frémi sous la provocation. 

Elle préférait se dire qu’une idée était là. Chaque fois qu’un concept habillait la violence, c’était une galerie ouverte dans le sous-sol barbare. 

N’empêche, elle restait confondue de la place que le hasard lui avait attribuée dans la salle : à sa droite, l’amie ancrée au fil du temps avec qui elle écrivait et qui avait réservé sans le savoir le siège à côté d’elle ; à sa gauche, la jeune collègue de passage à l’université, avant de repartir en Chine.  

Trois hirondelles sur le fil de l’âge, en ordre sagement décroissant.  

Trois étapes d’une carrière en stratégie dansante face aux textes insoumis.  

Elle se sentait bien, calée dans cet entre-deux des femmes intelligentes. 

Sur scène, Romeo Castellucci avait déployé la grande artillerie.  

Ballotées, certes, les spectatrices l’étaient, et de la tête aux pieds, car une déflagration faisait vibrer leurs fauteuils pendant qu’un vacarme savamment amplifié assourdissait la salle.  

Le récent tremblement de terre du Japon, encore présent dans les mémoires, suscitait l’urgence de la fuite. 

Pendant ce temps des vagues déferlaient derrière un immense rideau noir, et se cognaient en grognant contre la paroi mouvante. 

L’illusion était telle qu’on pouvait craindre une rupture de l’étoffe sous la poussée des vagues. 

Pour se prémunir, chacune se plaquait au dossier de son siège.  

Elle, bizarrement, commençait à se détendre. Tant de fracas, tant d’artifice ingénieux ne pouvaient que séduire : c’est de l’autre côté de la vitre que se trouvait le sens.  

Il fallait juste tenir bon pour atteindre la rive. 

Tout dépendait du capital de confiance qu’on se gardait, dans la sauvagerie.  

Pour augmenter ses effets, le metteur en scène avait décomposé l’épopée en tableaux différents : à la vitre que portait le condamné succédait le voile noir derrière lequel se retranchait un pasteur protestant.   

Le deuxième scandale tenait au refus du protagoniste de pactiser avec l’ordre social.  

Car le pasteur qui ne voulait plus voir ses fidèles, accrochait – par-dessus son voile noir – un second d’une blancheur dissonante. 

Comme si noir et blanc étaient les deux faces d’une totalité dérangeante.  

Mais d’autres résistances se jouaient sous l’ondulation bicolore. 

Face à vingt centimètres de tissus superposés sur un visage, en plein vent et en pleine rafale, le public était devenu une terre de furie, l’épicentre du trip.  

Bien arrimée au socle des amitiés subtiles, elle regardait valdinguer les clichés. 

Elle explorait la face sombre qui recouvre les désirs indicibles.  

Le lendemain elle en riait encore, de la bonne farce jouée par ces masques contradictoires.  

Les gens s’indignaient du double aveuglement, alors que de cette obscurité-là surgissait peut-être la seule lumière possible, celle d’un monde observé en oblique, qui bousculait les parcours hésitants et forçait au soulèvement d’énergies créatrices.   

Enfin des caméras sur scène avaient filmé la salle en direct. Mais rayé des écrans étrangement vides, le public était dénoncé à son tour comme chimère inexistante

Derrière tant de filtres, on se sentait indemne.  

Une belle allégorie. Un peu lourde, s’entend.  

Mais ne fallait-il oser l’excès pour produire le big bang. 

Crédit image © Geneviève Hofman