Une amie, grand-mère aussi, lui avait tendu le récit d’une avocate célèbre – championne de la cause des femmes –, arrivée au stade où sa petite-fille avait grandi (il s’agissait de l’aînée de son fils, sur laquelle la “mamie” reconnaissait avoir reporté son regret de n’avoir pas eu de fille).
Même refrain, en incipit, sur tous les babillages.
Même fascination pour le petit corps potelé.
Même soulagement des parents, qu’on les aide dans la garde de l’enfant. Chaque week-end, ils auraient quand même dû se méfier. Ils la retrouvaient choyée et habillée de neuf, mais un peu moins enthousiaste chaque fois de rentrer sous leur toit.
Cette avocate racontait qu’elle s’était vu remercier brutalement dans son rôle de mère-grand. Elle avait assisté, non seulement à la rébellion de son fils qui lui avait interdit de revoir la petite, mais pire, à l’issue d’un procès auquel elle faisait une allusion pudique (mais dont elle avait tout de même pris l’initiative), à la désertion de ladite petite-fille qui, une fois grandie, avait considéré sa mamie avec moins d’emballement.
Était-ce à l’influence des parents qu’il fallait imputer ce revirement ? La grand-mère se retrouvait dégrisée et vieillie.
Amère aussi, quand pour la première fois de sa carrière on ne peut utiliser ses talents d’avocate contre un tel scandale.
Le livre montrait l’écueil aux débutantes.
Il rendait clair que les petits-enfants, à être envisagés comme ses propres enfants, intègrent le circuit de transgression dont les mamies font à leur tour les frais.
Car la petite chérie choisissait elle-même des études en province, quittant – d’une pierre deux coups – la bourgeoisie parisienne et les deux générations qui rivalisaient sur son dos.
En tant que lectrice, elle-même oscillait entre la sympathie et l’agacement.
Par intermittences elle éprouvait un élan de solidarité qu’elle s’employait à refouler : elle voyait bien comment au seuil de la cinquantaine, on pouvait être surpris par la tentation d’un bébé qui vous tombait du ciel.
Une occasion inespérée de se rejouer la scène première.
La dépendance charmante du nourrisson entretenait la méprise.
Mais il était prévisible que le couperet s’abatte finalement. En réalité, c’était a posteriori presque une chance pour la grand-mère qu’en l’éloignant, son fils lui épargne cette déconvenue de la grande « passion », elle osait le mot un peu fort en titre de l’ouvrage.
Comment avait-elle pu, avocate chevronnée, tomber dans le panneau, et se lancer à son corps défendant pour une cause perdue d’avance ?
Elle s’était imaginée pouvoir remettre les compteurs à zéro ?
Prompte à la révolte, elle était partie vent debout dans une guerre judiciaire contre l’oppresseur.
Sans voir que l’ingrat étant son fils, l’enjeu ne relevait pas du tribunal. Car même si elle avait gagné quelques visites épisodiques – menu fretin pour son désir inassouvi –, elle n’avait pu empêcher la défection de l’enfant.
On ne pouvait prétendre au luxe d’un second maternage sans se soumettre à la loi qui dresse depuis toujours enfants contre parents, et les générations entre elles.
Même sans ce danger, la lectrice comprenait qu’il fallait se dépêcher de profiter du bébé. Que tout serait bouclé à son adolescence.
Sa doctoresse de campagne lui avait justement cité, dans un coin reculé de Charente – loin des sphères intellectuelles que l’avocate fréquentait –, une grand-mère incapable d’être maîtrisée, qui avait polarisé son univers affectif sur son petit-fils premier né, auquel les parents lui avaient d’un coup interdit tout accès.
La grand-mère était désavouée par son propre mari qui trouvait cet amour encombrant. Elle en avait eu une déprime, la mamie, dans son amour frustré, et avait même tenté de se suicider.
Bigre, l’affaire se corsait.
L’amour était-il donc si tenace comme lui avait suggéré, en s’éloignant, la doctoresse qui semblait en connaître un paquet sur le fonctionnement des âmes ?
Elle-même n’était qu’à l’aube de son apprentissage. Elle n’avait pas mesuré où l’amènerait sa position dans la chaîne des âges, se laissant juste séduire par le ravissement du bébé (était-ce par là que le mal commençait ?).
Elle s’interrogeait sur ces débordements, gardant ses antennes en alerte (si d’autres, plus malignes qu’elle, s’y étaient embourbées, c’est que le piège était réel).
Elle comprenait la tentation de croire au miracle que l’on peut tout recommencer.
Mais pour le reste, quel rêve poussait ces écervelées à se mobiliser comme en 40 ?
Se dessinait devant elle le carnet de bord de sa décennie à venir.
Recevoir le petit-enfant comme un surplus de plaisir, un cadeau d’autant plus stimulant qu’il arrive à une période où l’on a fait le deuil de sa propre jouvence.
Juste une chance supplémentaire.
Une cerise sur le gâteau.
Un regain de vitalité, pas une annulation du temps.
Sans se mettre une renaissance en tête.
De cette illusion-là, mieux valait se déprendre.
Elle revoyait sa grand-mère rivée à sa chaise dans la cour de leur maison de campagne, espérant l’arrivée, à nouveau retardée, de sa petite-fille. Elle guettait la grille pour ne rien manquer de la minute attendue où elle verrait enfin l’automobile aimée surgir dans le tournant.
Comment concilier cet amour fou – qu’on ne mesurait qu’après coup – et les bonnes résolutions de se tenir dans un équilibre étudié, apparemment souhaité par tous les acteurs d’une intrigue millénaire.
Elle se fiait à son intuition pour éviter les dérapages.
En restant fidèle à ses préférences initiales, elle ne risquerait pas de léser celle qui demeurerait dans son cœur l’éternelle première.
© TDR