Oral

Pour rassurer un jeune conférencier paralysé de trac, elle lui avait dit que dans vingt ans, tout ce dont son auditoire se souviendrait, ce n’étaient pas des idées qu’il avait longuement concoctées au jus de son savoir…

Seules resteraient dans les mémoires l’énergie que l’orateur avait mise, l’effervescence qui l’avait inspiré, les écarts humoristiques qu’il s’était consentis et qui prouvaient qu’il maîtrisait l’exercice : autant dire le plaisir qu’il avait engendré, non la subtilité des concepts qu’il avait pu produire.

Car la mémoire était d’abord une construction narcissique.

La prestation orale imposait l’humilité d’accepter que le vrai succès soit rarement décelable sur le moment.

En outre, l’adhésion du public était souvent sans rapport avec la somme de travail investi.

Elle-même le savait bien, de son métier : ces générations d’étudiants qu’elle avait formés, qu’elle avait introduits aux méthodes d’analyse, repartaient dans leurs pays où ils oublieraient tout, mais où un jour, au nom de leur enseignante retrouvé par hasard, resurgirait en eux le souvenir inattendu de son expressivité à l’oral.

Leur fascination pour sa gestuelle enthousiaste, pour son attention à bien articuler, pour ses mimiques éloquentes qu’elle forçait à leur intention, toutes ces ficelles qu’elle déployait dans le but de les apprivoiser (et dont certains lui avouaient après coup le formidable impact) concouraient à un même résultat : leur participation soudainement libérée par la conviction que la prof mettait à son discours oral.

C’était uniquement ce motif qui lui avait valu, elle en était sûre, d’avoir été ovationnée à la fin d’un programme.

Il fallait faire son deuil d’une transmission plus large.

Aussi jugeait-elle sévèrement la part de leurre inhérente à l’oral : elle ne pouvait s’empêcher de penser avec recueillement que l’écrit faisait moins de chichis en portant plus haut le message.

La pensée, mise à plat, prenait plus de relief dans la durée.

Délestée de l’habillage qui venait des artifices de l’oral, elle continuait, vingt ans plus tard, à distiller sa nourriture subtile dans l’entrelacs des phrases.

Amidonnée sur le papier, elle se dépliait à la lecture – offrant, à qui osait se lancer, la surprise d’une interrogation en miroir, un point de jonction entre deux intelligences jumelles, l’une par l’autre comblées.

Manuscrit de Sido, Colette,

publié par Maurice Delcroix, © Zulma