Ostéo

L’ostéopathe appuyait de tout son poids sur les lombaires de sa patiente. Elle avait diagnostiqué, sur L3-L4, une raideur qui pouvait expliquer des vertiges déplaisants.

Elle l’étreignait avec force, l’empoignant de face ou de trois quarts, et malaxait chacun de ses muscles contractés.

Elle tirait sur les jambes pour tester la bonne tenue des hanches. Ou actionnait en moulinet un genou pour décoincer le cartilage. Sans oublier de vérifier le crâne.

Parfois elle la pliait en deux comme un pantin, et poussait en ahanant sur la largeur de son dos. Ou tirait d’un coup sec pour faire pivoter la vertèbre.

Quand un os lâchait, l’ostéo soupirait de soulagement comme un plaisir différé qu’on atteint finalement.

Chaque fois, intérieurement, la patiente riait.

En remontant le long de ses lombaires, sautant sur un tendon, clopinant sur un nerf, l’ostéo remodelait une image de son dos, en une configuration idéale où chaque vertèbre réapprenait la solidarité aux autres.

Plus question de vadrouiller à sa guise sur des pistes solitaires.

La soignante avait exploré son coccyx, plongé un doigt dans ses oreilles, secoué sa vessie, décollé ses viscères, ou ausculté dans sa bouche la crête inversée que formait le palais.

C’est elle qui avait découvert le dysfonctionnement de sa dure-mère, la membrane rigide qui enveloppe le cerveau et court au bas des reins.

Une trouvaille, celle-là. Il fallait rendre hommage au génie sémantique.

L’ostéo passait de longues heures – fascinée par ce cas inédit – à forcer le secret d’une ossature rebelle.

À démasquer un corps qui bernait l’analyse et compensait chaque travers par une redistribution stratégique.

La patiente songeait à cette intimité nouvelle qui s’était installée entre elles.

Au drôle de couple qu’elles formaient.

Son destin était lié au savoir-faire d’une inconnue entre les mains de qui elle se laissait aller, plus docilement qu’entre les mains d’un amant convoité.

Souvent elle résistait inconsciemment à la pression que l’ostéo mettait. Ses muscles à elle se crispaient pour mieux la repousser. Ne pas laisser le choc la désarticuler.

Alors, la praticienne grondait.

Puis au fil des années, elle s’était abandonnée aux mains qui savaient la pétrir, qui connaissaient mieux qu’elle ses anomalies subtiles, même celles qu’on veut pudiquement cacher.

Son corps était devenu le grand livre où son ostéo voyageait.

La terre d’exil où elle avait immigré.

La glaise modelée par une sculptrice qui s’ignorait.

Elle savait que, dans le tournoi des corps, leurs volontés s’affrontaient. Non seulement l’ostéopathe rendait à la charpente son élasticité, mais elle démantelait les troubles récalcitrants.

Si bien que de ces séances la patiente ressortait légère, les muscles détendus et l’esprit transformé, gagné à plus de tolérance.

Avec une politique nouvelle du compromis, du contournement diplomate des finalités trop rigides.

Grâce à la souplesse retrouvée des zones de blocage.

Quelque peu raffermie à ce partage où, sans que personne s’en doute, s’était joué – loin du simple apaisement dorsal – le recadrage d’une vie en mal de se situer.

Crédit image © AFP Jack Guez