Elle se sentait dépossédée pour la première fois.
Elle avait passé un mois à peaufiner son introduction aux actes d’un colloque organisé à trois. Elle avait relu interminablement les communications et vérifié chacune des références – tant elle prenait soin d’œuvrer à une publication de qualité. Une de ses collatérales, ayant complété deux ou trois remarques et rallongé une phrase, avait décrété qu’étant la seule à ne pas avoir d’analyse à elle dans le recueil, elle revendiquait l’introduction afin de rétablir un partage équitable.
Après tout, c’était la faute des deux autres qui avaient pris l’initiative de pondre une étude et d’alourdir l’ouvrage. Certes on lui avait bien demandé à elle aussi de contribuer, mais c’était très provincial, cette façon de procéder. Elle ne voyait pas ce qu’il y avait à rajouter. Franchement, à quoi cela servait-il, de réunir des spécialistes si c’était pour leur couper l’herbe sous le pied avec un texte qui leur ferait ombrage ?
Et puis, à dire vrai, elle n’avait pas le temps.
Sans compter, en outre, qu’elle n’avait pas d’idées. Elle était donc doublement lésée.
Pour corriger cette disparité de traitement, elle n’avait qu’un remède : signer l’introduction.
Elle-même en était médusée. Il ne lui échappait pas que derrière le parisianisme branché, il n’y avait rien d’autre qu’un manque de sérieux à la tâche.
Une impuissance à renouveler les approches, à faire valoir un angle inabordé, ou simplement à produire une synthèse bien ficelée.
Et soudain, du fond de ce scandale qu’elle-même n’aurait jamais accepté en temps normal, l’émotion s’était calmée.
Et si elle laissait faire ? pour voir. Que lui importait ? les délais étaient tenus, le travail bouclé et elle n’avait nul besoin de cette reconnaissance pour sa carrière.
Elle la lui laisserait, son introduction, à cette pauvresse en mal d’idées. Elle-même en avait à la pelle, des filons à creuser.
Jamais l’autre ne saurait à quoi elle devait son privilège. À un tournant dans l’âge mûr, où ce que l’on a thésaurisé ne se limite pas aux ronflements d’un CV.
Elle avait tout intérêt à se recentrer sur l’occasion de s’affranchir que lui tendait le hasard.
N’empêche que six mois après, quand elle avait appris que sa collatérale avait dû démissionner – mise en minorité par un conseil d’administration las de ses décisions non concertées –, elle y avait vu la preuve qu’on ne dupe pas impunément ses semblables. Et qu’il était judicieux de museler les ambitions trop vives – vérité à laquelle (si on voulait éviter les désappointements sur le tard) il convenait au plus tôt de s’instruire.
Et pas mécontente de ce que l’événement lui avait confirmé, soulagée d’avoir pu adopter la sagesse des antiques, elle avait repris son travail.
Non dépouillée de ce dont elle s’était librement départie, mais fortifiée d’une justice indécelable aux âmes vindicatives, qui caracolait à contre-courant des appétits de pouvoir.
© Inko di Ö