Cadettes

Il semblait devenu ringard, cet acharnement au travail et à l’investissement social qui avait mobilisé les femmes de sa génération.

Ça ne les branchait plus, les petites jeunes, de coopérer à un projet global.

À l’université elle avait vu les enseignantes sur tous les fronts : veiller au soutien des étudiants, éplucher longuement les dossiers, honorer d’innombrables réunions. Elles invitaient aussi les membres du service à dîner, et soignaient l’accueil des nouveaux arrivants.

Tout ce rituel s’était évaporé.

Et c’était pareil pour les femmes d’élus ou de cadres qui ne se décarcassaient plus à des actions bénévoles en surcroît de leurs charges familiales.

C’était un vrai changement de société.

La question n’était pas de savoir si c’était regrettable. Mais comment les femmes avaient réussi à se débrancher en vingt ans d’un modèle ancien de prodigalité.

En fait cette évolution ne se manifestait pas simplement dans le recul de leur implication sociale.

Les femmes ne voulaient plus d’un sort bâti sur des obligations.

Il leur avait semblé, à celles de son âge, qu’on pouvait relâcher l’élastique avec d’autant moins de scrupules qu’on avait d’abord tiré dessus à fond.

Mais les petites jeunes préféraient faire l’économie de la tension, atteindre directement un équilibre plus sain entre leur redevance au monde – qu’elles avaient l’intention de se définir seules – et le choix de vivre sans rendre de comptes à personne.

Par un compromis intuitif, elles s’épargnaient l’acharnement de leurs aînées clouées au pilori de ce qui est à prouver.

En reniant l’empressement à tout faire, elles adoptaient d’emblée un rythme plus posé, une distribution plus harmonieuse du temps entre l’agenda professionnel et la part du privé.

Ainsi, loin de s’en offusquer (même si elle trouvait parfois qu’elles auraient pu se bouger et si elle-même en compensation devait se démener davantage), elle ne voulait y voir qu’un signe de progrès.

Certes il fallait faire le deuil d’une vie à l’arraché.

Mais elle se plaisait à voir – dans cette perception moins boulimique de l’œuvre qu’on s’est fixée – une forme mûrie et rassurante montrant que ses congénères avançaient vers des sphères maîtrisées, au lieu de se croire dépositaires d’une vision méritante qui porterait l’engagement de toute l’humanité.

Crédit image © Jean-Philippe Drévillon et Bruno Guyader, Sainte Coulm, La Vallée des Saints