Vaches

Elle longeait le pré, ahurie de leur corpulence.

Les veaux continuaient à ruer, gambader à leurs côtés. Mais les mères étaient devenues monumentales. Elle-même paraissait toute petite, face à ces rames de train interminables.

En outre les vaches de maintenant avaient perdu leur nonchalance, que célébrait Apollinaire.

Elles la regardaient passer sans douceur, avec de grands yeux interloqués qui la désavouaient. Déjà l’année d’avant, alors que sa fille et elle se promenaient, tout un troupeau avait chargé. Elles avaient été sauvées par le fil électrique qui entourait le champ et devant lequel, comme par enchantement, les furies avaient pilé du même sabot, alors que les deux flâneuses allaient sauter dans le fossé.

Elle venait d’en voir deux s’encorner dans un champ. Leurs grands yeux écarquillés, la mine patibulaire, avec l’air de vous dévisager pour vous demander vos papiers.

Comme si la modification de l’espèce, forcée de se reproduire sans arrêt, avait eu d’imprévisibles répercussions morales.

Elle avait frissonné au présage, à ce qui pouvait transformer de braves dames en farouches attaquants.

Elle ne retrouvait plus la suavité du regard qu’avaient les vaches de son enfance, ni la complicité qu’elles liaient avec toute personne goûtant comme elles le temps de baguenauder, et de prendre la vie du bon côté.

Oui, c’était la joie de vivre qui manquait à celles-là.

Elles étaient donc à l’image de la société ? Elles avaient perdu cette sérénité qui les poussait, vaille que vaille, à aller déguster leur lot délicieux d’herbe grasse et à rentrer le soir, en se dandinant sur leurs belles hanches larges, gardées vaguement par des gamins déguisés en bergers.

Non seulement elles étaient dotées d’une agressivité nouvelle, mais elles suscitaient un autre malaise, indéfinissable, qui tenait, bon sang, mais oui, à l’inversion de genre…

Les vaches actuelles étaient devenues, en taille et en humeur, les taureaux d’autrefois.

Mais alors, quid du mâle ?

II

Elle avait décelé au bout du champ, d’un vert ravivé en ce début de printemps, une forme avachie, empêtrée de bourrelets, éreintée d’avoir tant engendré – les enfants étaient une trentaine, déjà adolescents –, qui reniflait au passage l’arrière-train d’une jouvencelle, mais s’en détournait – à cette heure-ci, c’était trop fatigant. Cette forme s’avançait pensive, méditant sur la dureté du sort qui lui avait donné tant de femelles consentantes, et décidée à se la couler douce en cette fin de soirée, à l’instant où le disque orange disparaissait derrière les arbres, ce moment entre chien et loup où les guerriers d’antan pouvaient s’avouer que rien ne vaut un répit bien gagné dans cette épuisante nécessité de toujours épater, d’être un géniteur zélé, sans cesse sollicité.

Elle le voyait en figure post-moderne, compagnon épuisé et pas même polisson, tel un héros de Jean-Philippe Toussaint harassé à la perspective d’un coït, ou le personnage de ce film en quête des rejetons qu’il a – sans l’avoir prémédité et sans même s’en souvenir – disséminés çà et là au gré de ses liaisons, mais pas convaincu au fond de son utilité de père.

Elle observait la lente osmose des couleurs sur ce fond d’incertitude sexuée, de remise en cause des rôles socialement distribués, à ce moment ultime où la lumière du couchant rase les pattes du troupeau.

Sur le vert déjà sombre, leurs silhouettes blanches furent portées à une brève incandescence.

Puis soudain tout s’était éteint, plongeant dans l’enchevêtrement de la nuit qui aplatissait sous son drap les reliefs singuliers, et brouillait à loisir les rêves inachevés.

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