Le grand Départ

Il dormait depuis cinquante ans dans un tiroir. 

À chaque déménagement, elle le calait dans un carton de livres, le déballait, puis le remettait sous une pile dans l’armoire, d’où il ne bougeait plus.  

Une représentation dormante, qui attendait d’être lue par une progéniture en mal de son histoire. 

Elle avait bien essayé une ou deux fois d’en déchiffrer quelques passages. Mais comme elle commençait toujours par la dernière page, celle où l’écriture descendante venait d’accueillir le diagnostic d’une maladie incurable, face à la perspective de ce que son père nommait le « grand Départ », elle n’arrivait jamais à surmonter l’émotion d’imaginer cet homme de trente ans qui s’était évanoui lorsque son ami médecin lui avait appris qu’un double œdème du nerf optique allait le rendre aveugle. 

Son image d’homme brisé la hantait, et elle n’avait plus jamais rouvert le journal. 

Elle, à l’époque du drame, était encore au berceau. Avait-elle perçu, si petite, le désarroi que la révélation avait causé en lui ?  

Sa grand-mère lui avait raconté le Départ qui n’avait pas manqué de se produire, un an après la découverte.  

Elle ne connaîtrait rien de lui que par témoin interposé.   

Il avait fallu un an pour que ce grand corps qui venait d’engendrer, – qui se disait comblé d’avoir enfin une fille – achève de se démanteler. Il avait suivi une à une les marches de sa dégradation annoncée : d’abord la cécité – elle en pleurait toujours quand elle imaginait ce sacrifice pour un homme cultivé qui avait passé sa jeunesse à lire – puis la paralysie de toutes ses facultés.  

À la fin il n’était plus qu’étendu sur son lit, dans le noir de ses prunelles condamnées. 

Un jour la grand-mère avait mis le berceau à côté de son lit et guidant sa main vers la tête de la petite, lui avait raconté la blondeur de ses cheveux. Il les avait touchés, peut-être avait-il joué avec leurs boucles de lait, et du fond de sa nuit, il avait souri. Ce devait être un misérable sourire d’homme fauché, à qui l’on retire tout ce que l’on a prêté.  

C’est à ce sourire que dans son imagination elle aimait revenir. Si petite, il lui avait été donné un jour d’être la source de sa joie. 

Quand des décennies plus tard elle l’évoquait, elle se disait qu’entre eux il n’y avait jamais eu de rencontre qu’imaginée, car lui aussi n’avait pu que deviner la chevelure qu’il touchait. 

Et voilà qu’après avoir tout confisqué injustement, la vie avait rendu une partie de sa prise, quand plus personne ne s’y attendait.  

C’est d’abord le meilleur de lui-même qu’il leur avait transmis, son patrimoine génétique qui les avait guidés comme un fil protecteur parmi les réussites scolaires jusqu’à des carrières accomplies ; puis le mimétisme étrange que la mère repérait quand ils reproduisaient, sans l’avoir jamais vu, un des tics de leur père. 

Elle se gardait de se considérer comme l’unique légataire, alors que l’aîné était le successeur désigné, et son vivant portrait.  

Mais de n’être pas considérée comme l’héritière officielle, la cadette avait eu plus de marge pour se couler dans un moule qui ne lui était pas destiné. 

Elle n’avait pas faibli au cours de ses années de thèse, car son père était mort avant d’avoir fini la sienne.  

Le jour de la soutenance, le membre du jury qu’elle redoutait le plus pour sa réputation sévère avait fait preuve envers elle d’une sollicitude paternelle.  

Plus tard il lui confierait l’étude d’un manuscrit inédit. Comme s’il la formait déjà au décryptage des pages à sauver de l’oubli.  

Ce professeur était mort à son tour, de façon prématurée et si rapide qu’il n’avait pas eu le temps de s’y préparer.  

Comme si c’était le lot de tous les pères.  

Ces intelligences disparaissaient de façon dérisoire – tel Barthes renversé par un camion de blanchisserie, laissant en plan l’ébauche de son futur ouvrage. Tous n’offraient, en témoignage, que des feuilles griffonnées où les générations à venir suivraient la trame de leurs pensées. 

C’est justement dans ce domaine que l’hérédité avait noué son lien le plus marquant.  

Car elle découvrait que son habitude de prendre en note ce qui l’intéressait rejoignait le journal que son père avait écrit sans savoir si quelqu’un le lirait.  

Dans ce cahier qu’il avait rédigé sur ses heures de repos, elle reconnaissait consignée sa propre nostalgie quand elle était empêchée d’écrire : ce journal s’avérait ironiquement, après tant d’années, la main tendue de l’au-delà pour l’accompagner dans sa vie de femme où elle avait mis du temps à se trouver, – le seul testament dont elle aurait rêvé.  

  © Isabelle Passama