Vagal

Coincée au fond de la travée, elle n’en menait pas large.  

Quelque chose de confus, un malaise impalpable, traçait sa voie en elle.  

Une gêne sans savoir de quoi, puisque le dîner sobre qu’elle avait pris avant de décoller ne pouvait expliquer cet effet de tangage. 

Elle aurait dû renoncer à sa place à côté du hublot.  

Les nuages se tamponnaient en elle : ils s’imprimaient sur le stress récent des lettres à envoyer, des derniers mails à boucler, de la mobilisation encore accrue par l’échéance du départ, comme si les vacances avaient l’effet paradoxal de créer d’abord la surcharge. 

Soudain, elle avait voulu prévenir son voisin.  

Lui dire, à ce point du voyage, que rien n’allait plus sur le tapis vert d’un jeu où l’on ne gagne qu’une fois.  

Trou noir. 

Elle avait eu l’impression qu’on lui parlait, qu’on la tirait par la manche.  

Une voix lui demandait, avec une gentillesse surprenante, de revenir à elle.  

On lui parlait comme à une petite fille qu’on voulait rassurer.  

Elle en était émue, de tant de prévenance.  

Dans le même temps, l’effort qu’elle devait faire pour analyser cette douceur incongrue avait rallumé l’écran de sa conscience.  

Comme on dit, elle reprenait ses sens. Ou plus exactement ce qui d’ordinaire donnait la direction se délitait de son sens.  

Tout flottait.  

Plus d’angoisse à se dire qu’on ne viendra pas à bout de ses projets.  

Tout se dissolvait. Et déjà, les tracas. 

Non seulement elle n’éprouvait pas de souffrance à son renoncement forcé, mais tout était éclairé par le bénéfice inverse qu’elle y trouvait.  

Enfin, tout devenait facile.  

Elle était éblouie de se sentir au-dessus de la mêlée, avec la certitude que plus rien de fâcheux ne pouvait survenir (alors que bizarrement c’était le moment où son corps la lâchait).  

Elle mesurait son apaisement étrange malgré la gêne occasionnée à ses voisins, sortis des sièges où on l’avait allongée.  

Si la mort se présentait de même, il n’y aurait qu’à se laisser porter.  

Elle s’était dit que si elle arrivait à se reprogrammer dans cette apesanteur, elle pourrait peut-être reproduire l’avantage qu’elle en avait tiré – la paix d’un corps moins contracté depuis qu’il acquiesçait.  

Elle finirait par bousculer les vieilles peurs.  

Elle se remémorait ces témoignages de patients déclarés morts cliniquement, qui racontaient avec quelle légèreté ils avaient abordé un faisceau de lumière, comme ventilés dans un aspirateur de paix, avec la certitude d’être là où ils devaient.  

Elle avait percé, sur un banal trajet d’aviation, un secret cher à toute l’humanité.  

À l’instant crucial où sa vie basculait, la tension se dénouait.  

Un peu comme le pilote prisonnier de l’orage (alors même qu’il se sait condamné) accélère et – par un réflexe qui lui sera fatal – pique vers le ciel d’où émerge une blancheur lunaire que diffractent les nuages.  

Elle avait envie de leur crier l’Amérique qu’elle avait découverte, cette illumination qu’elle avait eue à dix mille mètres au-dessus de la terre. 

Qu’ils quittent donc cet air de stupéfaction inutile. 

Qu’ils la laissent voguer où l’instinct lui chuchotait d’aller. 

Qu’ils remisent leur compassion sans objet – puisque c’était elle qui les plaignait de l’ignorance où ils étaient. 

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