Polyvalence

Avancer sur trois dossiers à la fois, écrire en observant les nuages tout en organisant la rentrée sans rien louper du dernier film en DVD – réaliser tout cela en même temps constituait un défi excitant.  

L’euphorie était d’accomplir en parallèle un maximum de tâches.  

Pourquoi se contenter de peu, se disait-elle, quand tout s’offre à qui veut ?  

De fait, mener plusieurs actions de front dilatait l’effet de rendement (même si ce n’était peut-être qu’une illusion). 

C’est l’urgence qui ficelait l’agenda et assurait l’unité de la synthèse finale. 

Ainsi, quand elle prenait le train pour aller voir sa mère, elle cumulait dans sa tête plusieurs niveaux d’investissement. 

Non seulement elle lisait ses dossiers tout en se déplaçant et travaillait en régime standard, mais elle se disait qu’en plus d’être utile familialement, elle mettait aussi de l’huile dans le rouage social : le corps médical serait stimulé par l’intérêt qu’elle montrait (son désir d’être efficace en serait redoublé).  

Elle multipliait les vertus dont elle parait son voyage. 

Et c’est saturée d’existence qu’elle descendait du train, titubant sous le poids de sa polyvalence, chargée de ses devenirs grappillés en chemin, qui se superposaient.  

Pourtant il ne lui échappait pas que déployer l’énergie dans tant de directions était risqué. Et pouvait même paraître suspect. Sans parler de la vigilance pour ne pas se prendre les pieds dans le tapis, qui demandait un effort permanent. 

Elle sentait bien que sa fille la regardait d’un œil dubitatif, et que ses proches se plaignaient du tournis causé par sa présence.  

Ils ne savaient pas quel bienfait elle tirait, elle, de sa dispersion apparente.  

Sans malgré tout perdre le nord.  

Bon, d’accord, il arrivait parfois à la machine de s’emballer. 

Elle constatait que sa fille, elle, préférait lâcher prise – après quoi court ma mère et que veut-elle se prouver – et qu’elle s’appliquait, par décision sagement réfléchie, à jouir de chaque instant coupé de sa finalité. 

Mais qu’y faire, puisque loin d’occulter les beautés qu’elle croisait, sa mobilisation les rendait plus fascinantes encore  

Elle avait beau se forcer, elle trouvait moins de charme à attendre les plaisirs qu’à courir se les décrocher elle-même. 

Elle envisagerait le grand départ avec moins de regret, se disait-elle, consciente d’avoir rempli sa coupe à ras bord.  

Elle sentait que le moment venu, elle saurait d’autant mieux renoncer qu’elle serait certaine de s’être goulûment rassasiée, et d’avoir possédé – de la vie – les multiples ressorts.  

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