Vatel

Elle s’intéressait à ces nœuds du hasard par lesquels, certains jours, la chance oppose une fin de non-recevoir.  

Une suite de revers était alors perçue comme une malveillance du destin, là où il n’y avait qu’un bouillonnement fortuit d’événements néfastes.  

Ce qui l’intéressait, c’est le moment où le psychisme basculait. 

Les poissons attendus pour la réception du roi, n’arrivaient pas. Malgré les efforts déployés, aucune “marée” pour assurer le festin, pour sustenter l’appétit souverain.  

Vatel accablé s’était plongé son épée dans le corps. 

Un autre, à quelques siècles de là, avait multiplié deux ou trois poissons de rien pour nourrir une foule immense. D’accord, il avait eu un coup de pouce du divin. Mais tout tenait à la façon d’orienter son mental :  

ne pas s’user aux aléas du climat, aux contretemps du terrain, intégrer les délais (car après tout, les poissons de Vatel avaient fini par arriver). 

Vatel était le fondateur de l’insécurité moderne. 

Par lui, elle comprenait que plus on cherche à prouver, plus on augmente les chances de se planter. 

C’était donc l’inverse de ce qu’elle avait cru au départ. 

Une gifle à sa maturité.  

Moins on en faisait, plus on passait à travers les mailles du filet.  

Mieux valait accueillir en soi – à la place d’une maîtrise illusoire – un dénuement réel, une flageolence première, et reconnaître l’inaptitude humaine à évaluer le prix des richesses impalpables.  

Vatel était le pionnier d’une classe moyenne perfectionniste, accro à son mérite, qui voulait prendre le pouvoir aux inactifs. 

La Révolution avait entériné le principe vatelliste. 

Au 19e siècle, le syndrome avait fait tache d’huile et on avait vu nombre jeunes gens, saturés de cette idéologie arriviste, dégringoler de leurs rêves.  

C’est maintenant la société entière, gagnée à cette frénésie, qui se bourrait le crâne au succès et se consumait de sa fièvre. 

Pour les générations futures, Vatel avait faussé la donne.  

S’en dégageait, toujours d’actualité, une prudence à tenir pour dénouer la corde au cou que la bourgeoisie s’était mise.  

Ne valait-il pas mieux s’investir sur une parcimonie qui rendrait acceptable, un jour, de finir ?  

Laisser aux talents émergents, gavés de savoir-faire techniques, l’illusion d’une supériorité qu’on leur concédait aisément ; et sur le fourneau où flamber ensemble l’inné avec l’acquis, cuire sa petite friture tout fraîchement pêchée, rehaussée d’une anisette savoureuse et tonique… 

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