Barrage

Elle allait déjeuner sur l’autre rive de l’estuaire.  

Dès le mois de juin, franchir ce bras de mer relevait de l’exploit. La route du barrage devait, sur un rythme alterné, libérer la voie à la navigation fluviale. 

Toutes les heures, le pont se relevait, jusqu’à vingt minutes l’été, pour livrer passage aux bateaux de plaisance.  

Dans l’intervalle les voitures, s’engouffrant sur la plate-forme centrale, se poussaient du parechoc pour gagner de la place. Il fallait échapper au bouchon malchanceux resté dans la queue du peloton. 

Elle s’était dépêchée, mesurant d’instinct que le temps imparti arrivait à sa fin, et que la barrière allait se refermer. Celle-ci l’avait surprise à s’abattre brutalement au ras de ses phares. 

C’était comme si sa vie se disloquait.  

Elle avait calculé le temps perdu, coincée à son volant. Pire, à laisser passer des esprits concurrents.  

Elle ne se résignait pas à sa malchance. En même temps elle s’en voulait du drame qu’elle en faisait (après tout, c’était seulement sur son dimanche que la barrière empiétait)… 

Mais elle avait tellement pris l’habitude de forcer la cadence qu’elle ne débranchait plus son métronome de stress. 

Le feu rouge avait confirmé la sentence. Par quel sadisme le sort lui imposait un répit dont elle n’avait que faire. À quelques secondes près, elle eût été délivrée. 

Elle traînait à ses chevilles un boulet, la frustration des abonnées au feuilleton des déveines.

Si bien que lorsque – contre toute attente – le feu s’était remis au vert et que la barrière s’était levée, elle en était demeurée stupéfaite. 

Dans son soulagement, elle avait noté une gerbe de pétales à la crête des vagues qui écumaient de liesse. 

Mais elle avait du mal à sauter de la déception à la victoire soudaine. 

Elle continuait à se demander par quelle logique le temps avait rétrogradé : il lui restait un arrière-goût de menace indigeste et, craignant qu’une divinité courroucée n’interrompe sa clémence, elle avait aussitôt enclenché la vitesse.  

Sûre enfin d’être sauve, elle avait appuyé à fond sur la pédale comme on écrase un moustique lancinant.  

Or de façon inexplicable, la barrière avait changé d’avis juste après son passage et s’était rabattue pour de bon. 

Dans son rétroviseur, la chaussée s’était fendue en deux. Déjà, un pan de bitume s’élevait vers le ciel. Le mécanisme avait propulsé un mur de béton noir – hydre surgi des abysses marins – qui bouchait l’horizon.   

Au centre du canal se risquait une voile insouciante dont seul le mât pointait, telle une arête coincée dans une gorge béante. 

Scotché au bord du gouffre, le reste de la troupe frémissait devant cette gueule énorme prête à les engloutir tous 

Elle l’avait échappé belle.  

Elle était tentée de faire un pied de nez bien français aux largués de la traîne.  

Plus sérieusement, elle s’interrogeait sur le sens à donner à son histoire. Sur ce qu’il fallait bien appeler une sélection naturelle, quand certaines barques injustement lourdées chavirent alors que d’autres, rebelles, passent sans encombre. 

Des voiles légères s’étaient engagées dans le goulot d’étranglement. Elles avaient remonté la fermeture éclair du pont. 

On ne voyait plus que les mâts dépasser de l’étroite glissière, taillée dans le larynx du monstre. 

Elle avait saisi cette volte-face du hasard et accéléré brusquement, rendant grâce à l’aubaine qui lui avait épargné une douloureuse stagnation. 

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