Cœur

Ce soir-là, la séance allait porter sur le méridien du cœur, avait annoncé leur maître en énergie chinoise. Ses élèves allaient libérer les tensions de leur muscle cardiaque.  

Il avait aussitôt entrepris d’insérer un doigt entre ses côtes, comme l’incrédule Thomas.  

Ils avaient comme lui massé le diaphragme de toutes leurs forces. 

Elle pensait à celui qu’on était en train d’opérer à des centaines de kilomètres de là. 

Il avait fallu aussi appuyer à la base du sternum, tapoter sur la cage thoracique en claques expectorantes pour stimuler la pression artérielle. 

À mi-parcours, il était recommandé d’invoquer une personne aimée. Elle s’était représenté son frère, victime d’un infarctus un mois plus tôt, qu’on tentait de sauver justement ce jour-là.  

Finalement ils allaient prononcer à mi-voix la consonne liminaire du mot cœur en pliant les genoux vers le sol. 

Et pour contrer cet effet de descente, ils retourneraient leurs paumes vers le ciel. De quel dieu sévère imploraient-ils la clémence, les mains jointes au-dessus de leur tête ?  

Elle n’en revenait pas de la concomitance. Pendant ce temps-là, son frère était sur le billard. On allait remplacer une de ses valves, inerte, qui avait abandonné son poste de garde et ne s’opposait plus aux folles circulations du sang.  

Le médecin, par goût des métaphores, comparait cet état aux Poilus de 14 : dans une tranchée, tous les soldats tombés, le dernier survivant s’empêchait, par prudence, de remuer le petit doigt.  

Certaines cellules se comportaient ainsi, tétanisées par la panique. Elles semblaient nécrosées mais c’était réversible, elles étaient simplement sidérées : sous l’attaque, elles s’étaient terrées pour ne pas recevoir un obus sur le crâne.  

Mais si on les rassurait, peut-être qu’elles accepteraient de se remettre en marche ?  

Peut-être qu’une fois changée la valve qui servait de concierge à tous les déplacements, les plus malignes saisiraient le signal ?  

En attendant, on charcutait un cœur.  

Elle sentait sur sa propre poitrine le scalpel dessiner son tracé terrifiant. 

Toute la soirée elle avait espéré des nouvelles. Pour échapper à l’angoisse, elle s’était résolue à rejoindre son entraînement de Qi Gong.  

Pendant la séance, elle avait senti soudain les larmes dévaler son visage. Elle n’avait jamais, jusque-là, mesuré la force de son attachement. Elle allait devoir interrompre l’exercice rendu incommode par l’absence de mouchoir.  

Elle veillait à ce que le maître ne la surprenne pas. Elle avait décidé de suivre le précepte oriental qu’il était en train d’expliquer. Elle avait pris une large inspiration, gonflé l’abdomen, et appliqué à la lettre les conseils du sage. 

Elle avait emprunté l’itinéraire intérieur où, les yeux fermés, il les avait devancés : elle avait visualisé, comme il le demandait, la zone de l’embranchement cardiaque, contourné la rate, était descendue mentalement vers le flux viscéral, avait longé le siège des ensemencements, et s’était si bien concentrée qu’elle en avait tiré une énergie nouvelle. Elle l’avait transmise, par les airs, à son aîné anesthésié au loin.  

Tout à coup ses larmes avaient séché et elle avait réussi à stopper l’engrenage.  

Au lieu de maudire le hasard, elle lui était reconnaissante d’avoir démantelé son tourment.  

Elle se disait qu’elle tenait là le secret.  

Si elle ne pouvait éviter la souffrance aux êtres qu’elle aimait, du moins par sa concentration elle ne les laisserait pas seuls devant l’adversité. Elle les soulagerait dans leur épreuve en les accompagnant de ses ondes bienveillantes et, comme un don entraîne sa récompense, elle serait délivrée elle-même de la solitude de l’attente.  

© Berit Kruger-Johnsen- TDR